154. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Berlin, 24 décembre 1771.
Madame ma sœur,
Je commence par faire mille excuses à Votre Altesse Royale de n'avoir pas pu lui répondre plus tôt. Ce qui doit me légitimer envers une princesse qui connaît aussi bien que vous, madame, les devoirs de l'amitié, c'est que j'ai été occupé, ce temps, à recevoir une sœur255-b qui vient se consoler dans le sein de sa famille de la perte d'un époux chéri dont le souvenir l'attriste et l'afflige. Je me glorifierais de ma goutte, loin de m'en plaindre, si elle avait pu donner lieu à V. A. R. de se souvenir du plus sincère et du plus zélé de ses adorateurs. Quels maux et quelles infirmités ne doivent être soulagés et disparaître, lorsqu'une grande princesse daigne les consoler, y prendre part avec tant de bonté, et ajouter des choses si flatteuses pour le patient, capables de le ressusciter, eût-il été enterré! Au même temps, madame, que je ressens tout le prix de votre indulgence, mon amour-propre n'est pas assez aveuglé pour m'attribuer ce qui ne me convient <231>pas; et je sais distinguer les beaux traits d'un portrait qu'un peintre habile a fait, d'un original maussade qu'il a pris plaisir d'embellir.
V. A. R. peut croire que si la paix dépendait de moi, elle serait faite il y a longtemps. Il pourrait arriver que l'horrible attentat que viennent de commettre les confédérés contre le roi de Pologne pourra contribuer pour beaucoup à l'accélération de cette paix si désirée. Il faut cinq semaines, madame, avant que les nouvelles de Constantinople nous parviennent, et il faut trois semaines pour qu'on les ait en Russie; de sorte que chaque réponse emporte quatre mois. Ce n'est pas le moyen d'aller vite. Cela me rappelle les négociations en cour de Rome, qui ne finissent jamais. Il faut cependant bien que celle-ci se termine une fois. Si V. A. R. veut avoir la bonté d'ajouter à tout ce que j'ai l'honneur de lui dire les prétentions des uns, la roideur des autres, et, des deux côtés, des ressources suffisantes pour continuer encore la guerre quelques campagnes, elle jugera elle-même des difficultés infinies qui empêchent de terminer ces différends; je nettoierais plus vite les étables d'Augias, comme Hercule, que d'accorder des sentiments opposés. V. A. R. sait mieux que je ne puis le lui dire avec quelle opiniâtreté ces gens vêtus de soutanes noires soutiennent leurs opinions; j'ose l'assurer qu'il se trouve en politique des esprits aussi décidés, et peut-être plus résolus encore. Il n'y a que Bellone qui puisse être la médiatrice entre de pareilles prétentions; et tout ce que peuvent faire les bonnes âmes se réduit à éloigner des matières combustibles qui pourraient nourrir cet incendie, et à travailler à l'éteindre autant que leurs moyens le permettent.
Je ne sais, madame, si, après avoir entretenu V. A. R. de matières aussi graves, la chute ne sera pas trop grande, si je lui parle de l'opéra que nous avons eu ici; mais je crois, après tout, que des matières agréables pourront la divertir, au lieu que des matières sérieuses pourraient l'ennuyer. Nous avons cette année, madame, Britannicus et Iphigénie en Tauride. Le Britannicus est pris de Racine; la musique est de Graun, et j'ose croire que c'est un des morceaux où il a le mieux réussi. L'Iphigénie en Tauride est d'après un opéra français; la musique est d'Agricola. <232>Nous avons une chanteuse allemande qui a l'honneur d'être connue de V. A. R.; elle se nomme Schmeling;257-a elle a chanté à Dresde, aux noces de l'Électeur, dans un prologue. Elle a une agilité de voix étonnante, et elle commence à devenir actrice. Je crois, madame, qu'elle méritera les suffrages de V. A. R.; au moins a-t-elle trouvé le moyen de réunir ceux du public. Cette fille ne le cède pas à l'Astrua en fait d'agilité; il n'y a que le pathétique dans lequel elle ne l'égale pas encore, mais auquel elle commence à s'appliquer, en sentant le besoin.
Nous avons, outre les Suédois, quelques étrangers ici : un comte Dufour, un M. de Diede, au service de Danemark, un M. de Riedesel, qui a parcouru toute la Grèce et l'Égypte pour y rechercher les ruines de leur ancienne grandeur; c'est un garçon fort instruit, et qui a su tirer parti de ses voyages.
Je souhaite que la nouvelle année s'écoule avec les auspices les plus favorables pour la santé et le contentement de V. A. R.; je ne l'importunerai point par d'autres vœux. Vous savez, madame, que quand on a gagné les cœurs, on est sûr des sentiments; ainsi je me flatte que vous ne douterez point du zèle, de la haute considération et de l'estime distinguée avec laquelle je suis, etc.
255-b La reine de Suède. Voyez t. XIII, p. 86.
257-a Élisabeth Schmeling, qui épousa plus tard le membre de chapelle (Kammermusikus) Mara. Elle était née à Cassel en 1750.