155. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Dresde, 15 février 1772.
Sire,
Rien de plus aimable que l'exactitude avec laquelle Votre Majesté daigne suivre notre commerce. Que de remercîments ne vous en dois-je point, Sire! Ce commerce, qui fait le bonheur de ma vie, est un bienfait de votre part. J'en connais tout le <233>prix, et le peu que je puis faire pour le mériter; et vous me devriez des excuses pour avoir différé de quelques jours de me répondre? Non, sans doute; peut-être en devriez-vous au monde entier sur le temps que vous lui dérobez pour moi, et c'est pour ne pas abuser de ce temps précieux que je m'abstiens de répondre avec la même exactitude à laquelle mon cœur me porterait.
Je partage vivement la satisfaction que la présence de la reine de Suède doit causer à V. M. Digne d'être constamment heureuse, elle a fait une grande perte; c'est à nous autres veuves à en sentir toute l'étendue. Mais encore toutes les veuves n'ont-elles pas le bonheur d'avoir Frédéric pour frère, et de fixer par un mérite éclatant les droits que la nature leur a donnés sur son affection.
Ne me prenez pas pour une mauvaise copie, si vous apprenez, Sire, que je vais, en un mois d'ici, promener ma viduité en Bavière. Il y a longtemps que je désire de revoir mon frère, que je chéris, et qui de tout temps m'a marqué tant d'amitié. Peut-être pousserai-je de là jusqu'en Italie, laquelle, comme V. M. ne l'ignore pas, intéresse depuis longtemps ma curiosité. Nous n'entrons pour rien, nous autres femmes, dans le sort des empires; nous vous laissons le soin de les régler, et nous jouissons du bien que vous leur faites. C'en est un, Sire, et peut-être le seul qu'on puisse leur faire en ce moment, que d'empêcher que l'embrasement de la Pologne ne se communique plus loin. Cet article bien établi, je vis en paix sur tout le reste. La guerre, dit-on, est du droit des gens; mais la funeste aventure du roi de Pologne n'en était pas. L'humanité gémit de tant de scènes d'horreur; portées à leur comble, elles doivent enfin finir. Je le souhaite pour cette pauvre Pologne, et je l'attends, Sire, de vos soins. Je conviens que cet opéra sera bien plus difficile à faire que ceux que V. M. fait exécuter d'après Graun259-a et Agricola;259-b mais dans le fond rien ne vous coûte.
Je connais beaucoup la Schmeling; nous nous sommes vues dans l'occasion, c'est-à-dire au clavecin et au théâtre, où je l'ai mise. Elle a une facilité étonnante et une voix admirable; et <234>comme elle est à la source du goût, V. M. aura en peu la plus brillante chanteuse de ce siècle.
M. de Diede a épousé chez nous une très-aimable personne, un peu sainte de son métier; mais Berlin et Londres la dessanctifieront. Elle vivait dans la retraite, à la cour du comte son père, très-cérémonieuse, très-haute et très-endettée, comme toutes les grandes cours.
Je finis, Sire, car je n'ai que trop abusé de votre patience; et si je voulais ajouter à ma lettre les vœux que je ne cesse de faire pour V. M., je ne finirais jamais. Ces vœux sont les plus chers désirs de mon âme. Je n'en connais qu'un que je puisse lui comparer; c'est celui de vous persuader de la haute estime et de l'admiration sans bornes avec laquelle je serai à jamais, etc.
M. de Schwachheim, allant de la part de mon frère à la cour de V. M.,259-c a passé par ici. Quoiqu'il n'est pas de mon ressort de me mêler des affaires, le tendre intérêt que je prends à ce cher frère me fait former des vœux bien sincères pour qu'il réussisse dans sa négociation.
259-a Voyez t. X, p. 198.
259-b Voyez t. XIV, p. xx, no LV.
259-c Le baron de Schwachheim fut rappelé de Berlin au mois de septembre 1774.