51. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 septembre 1768.



Sire,

Quelque éloge que Votre Majesté fasse de la paresse dans l'ouvrage charmant qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, je la prie de croire que ce n'est point cette vertu (puisqu'il lui plaît de l'appeler ainsi) qui m'a empêché de lui faire mes très-humbles remercîments. Un sentiment plus triste et plus profond m'occupait, et faisait taire tous les autres; il se répandait des bruits fâcheux et très-inquiétants sur la santé de V. M. J'attendais avec impatience M. Mettra pour en savoir des nouvelles sûres, et pour calmer l'inquiétude où j'étais; il est enfin arrivé, m'a tranquillisé pleinement, et m'a mis en état de renouveler à V. M. l'assurance des sentiments de reconnaissance, d'attachement et de respect dont je suis pénétré pour elle.

A l'égard de l'ouvrage où V. M. loue avec tant d'esprit et de gaîté cette paresse qu'elle pratique si peu, j'aurai l'honneur d'assurer que depuis longtemps les indigestions et les insomnies m'ont persuadé de la vérité de sa thèse, et convaincu que Jean-Jacques Rousseau a raison quand il assure que l'homme qui médite est un animal dépravé.488-a Je crois le marquis aussi pénétré que moi de <442>cet axiome, et je ne lui connais d'activité que dans un seul point, c'est dans son inviolable et respectueux attachement pour V. M.

Il suffit de jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe pour voir que l'espèce humaine est condamnée à ne sortir de son indolence naturelle que pour se tourmenter elle-même et les autres. Je n'en voudrais pour exemple que votre ami le Grand Turc, qui marche contre la Russie pour soutenir sans doute la religion catholique. Notre saint-père le pape ne se serait pas attendu à cet allié-là.

Je désire beaucoup de voir traiter par V. M. les autres sujets qu'elle se propose, entre autres ces deux-ci : qu'il faut chasser les philosophes des gouvernements monarchiques; et que les États où le peuple est le plus pauvre sont les plus heureux, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout. C'est une vérité dont on tâche de le persuader par l'expérience dans la plus grande partie de la terre. Heureux le pays où il a le bonheur de n'être pas éclairé jusqu'à ce point sur ses vrais intérêts!

Conservez, Sire, votre santé précieuse à des sujets qui ne recevront jamais de vous de pareilles instructions; conservez-la pour la philosophie, pour les lettres, et pour le bonheur de celui qui sera toute sa vie avec le plus profond respect et la plus respectueuse reconnaissance, etc.


488-a D'Alembert fait allusion au Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Voyez les Œuvres de J.-J. Rousseau, édition ornée de figures, etc. Paris et Amsterdam, 1797, in-4, t. VII, p. 7-46. Voyez aussi notre t. IX, p. x, et p. 198 et 199.