54. A D'ALEMBERT.

16 janvier 1769.

Je vous aurais répondu plus tôt, si je ne m'étais vu accablé d'affaires de différents genres. Je commence par vous remercier de votre harangue académique incluse dans votre lettre, et de ce que vous me dites sur le renouvellement de l'année. Je puis vous assurer, sans compliment, que je suis très-content de votre harangue. C'est un écrit plein de dignité; vous y louez le roi de Danemark sans le flatter, et vous épuisez toutes les matières que le Danemark fournit pour en dire quelque chose d'avantageux. Le style en est simple et noble; la seule image que vous employiez est pour le czar Pierre Ier; elle est forte, et placée en son lieu pittoresque. J'ai lu d'autres discours, même des vers faits <447>pour ce sujet; sans vous flatter, vous devez croire que votre harangue l'emporte sur tous ces autres ouvrages qui me sont parvenus.

Nous n'aurons plus désormais des nouvelles de France du roi de Danemark, car le voilà parti; mais l'observatoire de Paris en débite une qui, si elle se confirme, donnera de la tablature aux savants, et de la matière aux astrologues. On nous mande qu'un satellite ancien de Saturne s'est perdu. Vous qui êtes un habitant du ciel, je vous prie de me dire ce qu'il est devenu. Saturne l'a-t-il avalé? ce satellite est-il disgracié? ou se serait-il caché sous quelque nuage pour se moquer des astronomes? Messieurs les astrologues, sans attendre la confirmation de ce phénomène, annonceront hardiment la chute de quelque favori d'un grand prince, ou ils soutiendront que le règne de Saturne va revenir sur terre, et que ce satellite perdu, il l'a envoyé s'incarner (comme Sommona-Codom494-a), qu'on le verra paraître à la tête de l'armée turque ou de l'armée russe, pour établir son règne. Pour moi, je me contenterai de crier partout : Si vous l'attrapez, ne le pendez pas, messieurs! Vos astronomes de Versailles diront que le satellite descend sur terre pour subjuguer la Corse, dont les généraux et les armées de Louis XV ne peuvent venir à bout. Enfin il résulte de toutes ces conjectures que Saturne va nous tailler de la besogne dans le courant de cette année.

Tout vieux que je suis, j'ai lu l'A, B, C de Voltaire, et je vous réponds qu'il ne connaît ni n'entend l'A, B, C de Hugo Grotius, que probablement il n'a jamais lu Hobbes non plus; cela est pédant, parce que cela est profond. Le jugement qu'il porte de Montesquieu est mieux tapé que le reste. Je crains qu'il n'ait raison. Le reste de l'ouvrage contient des facéties et des légèretés répandues à sa manière. Il croit le monde éternel, et il en apporte les plus faibles raisons; il voudrait bien douter de Dieu, mais il craint le fagot. Ce qu'il dit de mieux, c'est qu'il veut que les rois, au lieu de mettre leurs armées aux prises, se battent eux-mêmes. Comme Voltaire n'a point d'armée, j'aurais envie de lui envoyer un coutelas bien affilé, pour qu'il vide son différend avec Fréron; je voudrais les voir s'escrimer en champ clos; <448>cela vaudrait, à tout prendre, mieux que les injures qu'ils se disent. Depuis un an, je n'ai rien reçu de Voltaire.

Pour le cher Isaac,495-a il s'est mis à la moutarde de Dijon, qui vaut peut-être autant que les eaux d'Aix; je ne sais quand il arrivera chez lui, ni quand il reviendra; peut-être se fera-t-il historiographe du satellite de Saturne, pour nous en donner l'itinéraire et les aventures.

Écrivez-moi quand l'envie vous en prendra; toutefois ne trouvez pas étrange que les réponses ne vous arrivent pas promptement. Ces maudits alliés de votre vice-Dieu nous donnent de l'occupation; quand la maison de notre voisin brûle, notre premier soin doit être de préserver la nôtre de l'incendie qui la menace, etc.


494-a Voyez t. XXIII, p. 419.

495-a Le marquis d'Argens. Voyez t. XIX, p. 443.