90. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 novembre 1770.565-a
Sire,
J'ai trouvé, en arrivant à Paris il y a trois jours, trois lettres dont V. M. m'a honoré pendant mon voyage, et qui n'ont pu m'être envoyées, parce que, ayant fait environ cinq cents lieues en deux mois, tant pour l'aller que pour le retour, et par conséquent étant peu resté dans les mêmes lieux, il était difficile qu'on pût savoir où me les adresser. Je supplie donc d'abord très-humblement V. M. de m'excuser si je n'ai pas eu l'honneur de lui répondre plus tôt; elle voit au moins que c'est le premier devoir dont je m'acquitte après quelques moments de repos indispensablement nécessaires. Je la supplie en second lieu de me permettre de différer quelques jours encore la réponse que je dois à sa lettre très-philosophique et très-profondément raisonnée, en date du 18 octobre. Une pareille lettre, Sire, demande un peu de temps et de réflexion pour être méditée et discutée. <511>Je me bornerai donc aujourd'hui, si V. M. veut bien me le permettre, à répondre aux deux autres lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, en date des 26 septembre et 1er novembre.
V. M. paraît surprise de ce que la lettre d'un Tudesque (c'est l'expression dont elle se sert) a été lue en pleine Académie française. Quel Tudesque, Sire, qu'un prince qui écrit de pareilles lettres, soit pour le fond des choses, soit pour le style! Je ne puis dire à V. M. combien tous mes confrères vivants en ont été pénétrés d'admiration et de reconnaissance; et la délibération unanime qu'ils ont prise d'insérer cette lettre dans nos registres est une preuve suffisante des sentiments qu'elle a excités en eux. Quant au défunt abbé d'Olivet, je suis persuadé que si son ombre en a eu quelque connaissance, elle aura pour le moins grincé les dents de n'y pouvoir trouver de solécisme, supposé cependant qu'une ombre ait des dents.
Tout ce que V. M. a la bonté de me dire sur la gloire due aux talents est digne d'une âme telle que la sienne, également équitable et élevée. Oui, Sire, ce baume, comme V. M. l'appelle, est nécessaire aux plus grands hommes, et surtout aux grands hommes persécutés. Les talents éminents et peu considérés dans leur patrie ressemblent assez à ce pauvre indigent qui, n'ayant rien à manger avec son pain, le mangeait à la fumée d'une boutique de rôtisseur. C'est cette fumée qui soutient les philosophes dans leurs travaux; mais cette fumée, Sire, cesse de l'être, et devient une nourriture plus réelle et plus solide, quand elle est dispensée par des héros et par des princes sur lesquels tout leur siècle a les yeux fixés. Je laisse à V. M., ou plutôt à tout autre qu'elle, à faire en cette occasion l'application de cette maxime. V. M. prétend que Voltaire et moi, nous nous égayons sur son compte en la jugeant utile au progrès de la philosophie. Non seulement utile, Sire, mais très-nécessaire; nécessaire par vos ouvrages, qui servent à la fois à nous instruire et à nous éclairer; nécessaire par l'exemple que vous donnez aux souverains de ne point étouffer la lumière sous le boisseau, lorsqu'elle ne demande qu'à se montrer; nécessaire enfin par la protection que vous accordez à ceux qui tâchent de rendre leurs travaux utiles. Voilà, Sire, ce que nous pensons tous, ce que nous <512>disons tous de concert, en tous lieux et dans tous les instants, et ce que nous ne cesserons de répéter, beaucoup moins pour votre gloire que pour notre encouragement et notre consolation.
V. M. aurait donc mieux aimé que j'eusse été voir Notre-Dame de Lorette, et les récollets du Capitole, que les pénitents blancs, noirs, bleus, gris et rouges dont le Languedoc est semé. Un de ces spectacles, Sire, vaut bien l'autre pour un philosophe; et quant à Saint-Pierre de Rome et au Vésuve, j'ai craint, Sire, d'après l'avis des médecins, et d'après la connaissance que j'ai de mon peu de force, que les fatigues d'un voyage de cinq cents lieues de Paris à Naples, à travers les neiges et les glaces des Alpes et des Apennins, dans les plus mauvais chemins du monde et les gîtes les plus détestables, ne fissent plus de mal que de bien à ma pauvre tête, et ne me dédommageassent pas des beautés de l'art et de la nature que l'Italie pourrait m'offrir. Je n'ai pas même osé aller jusqu'au bout de la Provence, parce que les vents affreux qui y règnent, et dont j'avais déjà éprouvé le mauvais effet dans le Bas-Languedoc, m'ont fait craindre que cet effet n'empirât. Me voilà enfin, Sire, de retour chez mes dieux pénates, jusqu'à présent plus fatigué que guéri, mais me trouvant cependant soulagé, ayant acquis quelques forces, et n'étant pas sans espérance de me rétablir, cet hiver, avec beaucoup de régime et d'exercice.
M. Mettra m'avait remis avant mon départ, tant en argent qu'en lettres de crédit, la somme que V. M. avait bien voulu m'accorder pour mon voyage d'Italie. II s'en faut, Sire, de beaucoup plus de la moitié que je n'aie employé cette somme, et j'ai remis à M. Mettra pour trois mille cinq cents livres de lettres de crédit dont je n'ai point fait usage. M. Mettra fera de cette somme l'usage que V. M. lui ordonnera pour d'autres objets. Plus je suis pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., moins je dois abuser de ses bienfaits.
J'ai appris durant mon voyage, par les nouvelles publiques, la mort d'un des princes de Brunswic,568-a neveu de V. M. Je la supplie d'être persuadée de la part vive et sincère que j'ai prise à son affliction. Tout ce qui peut toucher en bien ou en mal <513>V. M. est ce qui m'intéressera toujours le plus jusqu'à la fin de ma vie. C'est avec ces sentiments, et avec le plus profond respect, que je suis, etc.
565-a Le 30 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 204.)
568-a Voyez t. XXIII, p. 185, 193 et 195.