98. A D'ALEMBERT.
Le 13 mars 1771.
Pour égayer quelquefois la stérilité de la philosophie, je m'amuse de temps en temps avec des sujets moins sérieux; mais puisque vous me ramenez dans le temple sacré où notre ignorance éclate le plus, je vous y suis.
Vous me proposez d'abord un terrible sujet, qui est Dieu, incompréhensible pour un être borné comme je le suis, et dont je ne puis me faire une autre idée, dont je n'ai de compréhension que par celle que me donne tout corps organisé qui jouit du don de la pensée. J'envisage toute l'organisation de cet univers, et je me dis à moi-même : Si toi qui n'es qu'un ciron, tu penses, étant animé, pourquoi ces corps immenses qui sont dans un mouvement perpétuel ne produiraient-ils pas une pensée bien supérieure à la tienne? Cela me paraît très-vraisemblable; mais je n'ai point la vanité de présumer, comme les anciens stoïciens, que notre âme est une émanation du grand Être auquel elle se rejoindra après ma mort, parce que Dieu n'est pas divisible, parce que nous faisons des sottises, et que Dieu n'en fait pas, parce qu'enfin la nature éternelle et divine ne peut ni ne doit se communiquer à des êtres périssables, à des créatures dont l'existence n'a pas la durée d'une seconde, comparée à l'éternité. Voilà ma confession de foi, et c'est ce que j'ai pu combiner de moins absurde sur un sujet où, depuis que le monde est monde, jamais personne n'a entendu goutte.
Vous me conduisez de là dans un poste pour le moins aussi épineux, et je crois entrevoir quelque malentendu qui, étant éclairci, nous mettra incessamment d'accord. Si vous entendez par nécessité ce que j'appelle raison suffisante, notre différend est terminé. Cependant il me resterait encore quelques instances à vous faire; car il ne faut pas croire que tous les hommes se déterminent après avoir bien pesé le pour et le contre. Il est des animaux appelés raisonnables, à deux pieds, sans plumes, qui se décident d'après le premier dictamen de leur imagination; j'ai connu un duc de Mecklenbourg qui consultait la boutonomancie. <532>Tout cela prouve que ce ne sont pas les mêmes ressorts qui agissent sur différentes créatures, et que la raison se borne à guider ceux qu'on appelle les plus sages. Si vous voulez appeler nécessité ce que j'appelle raison, notre dispute est terminée; mais si vous supposez une nécessité fatale, qui nous fait agir comme des marionnettes, j'aurais quelque peine à devenir marionnette sur mes vieux jours.
A vous permis de réprouver la révocation de l'édit de Nantes, quoique plusieurs de ceux que Le Tellier a proscrits aient fait des fortunes brillantes dans les lieux qu'ils ont choisis pour leur asile, et que d'ailleurs la France ne soit que trop peuplée. Nous trouvons dans les temples de ces réfugiés une partie du culte que vous proposez; il n'y est plus question que de discours de morale, et le dogme, on le laisse s'enrouiller dans les milliers de volumes écrits sur ces matières, que personne ne lit plus.
Je suis persuadé qu'un philosophe fanatique est le plus grand des monstres possibles, et en même temps l'animal le plus inconséquent que la terre ait produit. Je me contente donc de n'être point gêné sur ce que mon peu de foi me permet de croire; et loin d'être convertisseur, je laisse à chacun la liberté de bâtir un système selon son bon plaisir. Voilà ma confession entière. Je vous souhaite santé et contentement. Sur ce, etc.
P. S. L'affaire que vous me recommandez, d'une chanoinesse de Clèves, ne dépend pas de moi; car il y a des lois et des fondations dont on ne saurait s'écarter.