117. DU MÊME.
Paris, 22 août 1772.
Sire,
Cette lettre sera présentée à Votre Majesté par M. Borrelly, que j'ai l'honneur de lui envoyer pour remplir la double place de feu M. Toussaint à l'Académie royale des nobles et à l'Académie royale des sciences, deux établissements qui honorent également V. M., l'un par son institution, l'autre par son renouvellement et par la protection que lui accorde le philosophe des rois et le roi des philosophes. M. de Catt a déjà dû, Sire, rendre compte à V. M. des informations exactes et multipliées que j'ai prises au sujet de M. Borrelly. Je suis persuadé, Sire, et d'après ces informations, et d'après ce que je connais par moi-même de ses talents et de son caractère, qu'il méritera les bontés dont je prie V. M. de vouloir bien l'honorer. J'ai été assez heureux jusqu'à présent pour répondre à la confiance de V. M. dans les différents choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger, et j'ai tout lieu d'espérer qu'elle ne me fera point de reproche de celui-ci.
M. Borrelly, en présentant cette lettre à V. M., s'est chargé de lui remettre en même temps un ouvrage639-a que l'auteur, qui est de mes amis, m'a chargé de présenter à un aussi excellent juge. Cet auteur, Sire, est M. le chevalier de Chastellux, homme de qualité, et d'une des plus anciennes maisons de France, brigadier des armées du Roi, homme d'ailleurs de beaucoup d'esprit et de mérite, et pénétré d'admiration pour V. M. L'application constante que M. le chevalier de Chastellux donne à son métier ne l'empêche pas, Sire, à l'exemple de V. M., de cultiver avec succès les lettres et la philosophie. L'ouvrage qu'il a l'honneur d'offrir à V. M. lui prouvera qu'il joint à une connaissance très-étendue de l'histoire des vues philosophiques, l'amour de l'humanité, et le talent d'écrire. Il se propose de prouver que l'espèce humaine est moins malheureuse qu'autrefois, et que son malheur ira toujours en diminuant, grâce au progrès des lumières. Je le <576>souhaite encore plus que je ne l'espère. Mais, de quelque manière que V. M. pense à ce sujet, j'ai lieu de croire que cet ouvrage lui inspirera de l'estime pour l'auteur, qui serait infiniment flatté que V. M. voulût bien l'en assurer elle-même. Il mérite d'autant plus, Sire, de recevoir de vous cette marque flatteuse de bonté, qu'il est presque aujourd'hui la seule personne distinguée par sa naissance, dans ce malheureux royaume, qui aime vraiment les lettres et ceux qui les cultivent. Ah! Sire, que ces lettres infortunées ont besoin de conserver longtemps un protecteur tel que vous! Il y a longtemps, à dater du ministère du cardinal de Fleury, et même de plus loin, qu'elles sont en France sans encouragement et sans considération. Aujourd'hui on fait plus, on les hait, et il n'y a pas un homme en place qui ne soit leur ennemi secret ou déclaré. V. M., qui a eu la bonté de me marquer sa satisfaction de ma nouvelle et très-mince dignité de secrétaire de l'Académie française, ne peut pas s'imaginer toutes les intrigues qu'on a fait jouer pour m'en écarter. Il s'en faut bien que j'aie eu l'unanimité des suffrages; j'avais contre moi tous nos académiciens de cour et d'Église, c'est-à-dire près d'un tiers. Mais ce qui me console et me flatte, parce qu'enfin il est agréable d'être jugé par ses pairs, j'avais pour moi tous mes confrères les gens de lettres, excepté un seul, qui est prêtre et dévot politique; et un habitant de Versailles m'a assuré que, malgré la pluralité des suffrages, j'aurais eu l'exclusion de la part de la cour, si les marques de bonté et d'estime que j'ai reçues des étrangers, et surtout de V. M., n'avaient été ma sauvegarde. Ce n'est pas la première fois, Sire, que j'ai éprouvé combien je dois aux bontés de V. M. pour me mettre à l'abri de la persécution dans mon propre pays. Le maréchal de Richelieu, le plus acharné ennemi des lettres, de la philosophie, et de toute espèce de mérite, cet homme si gratuitement célébré par le philosophe de Ferney, était à la tête de la cabale; outré de n'avoir pu réussir, il s'en est vengé sur le pauvre Delille, auteur des Géorgiques, qu'il a fait exclure de l'Académie, quoiqu'il eût eu presque l'unanimité des suffrages, et qu'il soit aussi estimable par son caractère et par sa conduite que par ses talents. Il est bien flatté, Sire, et bien honoré du désir que V. M. lui témoigne de voir une traduction <577>entière de Virgile de sa façon; il en a déjà traduit le quatrième livre, qui m'a paru très-beau. La superstition aura beau faire, les gens de lettres sont comme les fourmis, qui réparent leur habitation quand on l'a détruite.
On m'a assuré qu'on trouvait aux Deux-Ponts le poëme du Bonheur, de M. Helvétius, et qu'il y a une très-belle préface à la tête, dont j'ignore l'auteur. On m'assure aussi qu'on imprime actuellement un autre ouvrage en prose, et beaucoup plus considérable, du même M. Helvétius. J'en ignore jusqu'au titre, mais c'est, dit-on, une espèce de supplément au livre de l'Esprit.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
P. S. Je prends la liberté, Sire, de joindre à ce long et ennuyeux verbiage en prose un portrait641-a qu'on vient de graver ici, et au bas duquel on a mis des vers que ma muse géométrique a osé faire pour V. M., à qui je crois que ces mauvais vers sont déjà connus. Ce portrait, Sire, m'est précieux, en ce qu'il sera un monument des sentiments que j'ai voués depuis si longtemps à V. M. Je voudrais que ces vers fussent meilleurs, mais cependant j'oserai dire avec Despréaux,641-b dans un sujet bien différent :
Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse;
Et sans aller rêver dans le double vallon,
Le sentiment suffit, et vaut un Apollon.
<578>J'ai placé, Sire, ce portrait dans mon cabinet, entre Des Cartes, Newton, Henri IV et Voltaire; et j'espère que V. M. ne me reprochera pas de l'avoir mise en mauvaise compagnie. J'en reste là, Sire, honteux d'abuser si longtemps du temps précieux de V. M. J'ajouterai seulement que si V. M. avait encore besoin de quelques bons sujets pour son Académie des nobles ou pour quelque autre objet, je ne désespère pas de pouvoir les lui procurer.
639-a De la félicité publique, ou considérations sur le sort des hommes dans les différentes époques de l'histoire. Amsterdam, 1772, deux volumes in-8.
641-a Ce portrait, petit in-8, gravé par M. B. (Marie-Louise-Adélaïde Boizot, née à Paris en 1748), et publié à Paris, chez Massard, a pour légende les mots : Frédéric II, roi de Prusse et électeur de Brandebourg, né le 24 janvier 1712. On lit au bas les vers suivants : Modeste sur un trône orné par la Victoire,
Il sut apprécier et mériter la gloire;
Héros dans ses malheurs, prompt à les réparer,
De Mars et d'Apollon déployant le génie,
Il vit l'Europe réunie
Pour le combattre et l'admirer.
641-b Boileau dit dans sa
première Satire
, vers 141-144 :Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse :
Et sans aller rêver dans le double vallon,
La colère suffit, et vaut un Apollon.