126. DE D'ALEMBERT.
Paris, vendredi saint, 9 avril 1773.
Sire,
Les nouvelles publiques ont tant parlé depuis deux mois des grandes occupations de V. M., que j'ai respecté ces occupations, et craint d'importuner V. M. par mes bavarderies philosophiques ou littéraires. Ce n'est pas que je n'aie été fort occupé du grand prince qui, après avoir été si longtemps le héros du Nord, semble en être devenu aujourd'hui l'arbitre, sans cesser d'en être le héros. Mais, Sire, quelque intérêt que je prenne à la gloire de V. M., je désirerais fort, pour son repos et sa conservation, qu'elle ne fût plus que l'arbitre de ses voisins, et que les circonstances ne la forçassent pas à se montrer encore une fois héros à la guerre. On nous menace si fort de ce fléau, que moi, qui Dieu merci de courage me pique, comme le souriceau de La Fontaine,661-a j'en suis presque mort de frayeur, non pour moi, que les coups de fusil n'ont pas l'air d'atteindre sitôt, mais pour V. M., qui a maintenant beaucoup plus à craindre de la fatigue que de ses ennemis, si elle peut en avoir. Le philosophe Fontenelle, dans le temps des troubles du système, alla un jour à l'audience ou à l'audiance du Régent, qui l'aimait, et lui dit : « Permettez-moi, monseigneur, de vous demander en toute humilité si vous espérez vous en tirer. » Je ne ferai pas la même question à V. M., qui s'est tirée d'affaires plus difficiles; je prendrai seulement la liberté de lui dire, si elle nous conserve la paix : Dieu vous bénisse! et, si elle est forcée à la guerre : Dieu vous conserve!
Si je jugeais des occupations de V. M. par la lettre pleine de philosophie et de lumière qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, je croirais qu'elle n'est livrée qu'à la littérature et aux beaux-arts; on ne soupçonnerait pas que les choses dont elle parle si bien et avec un détail si profond ne fussent qu'un délassement pour elle, et un délassement de quelques instants dérobés aux plus importantes affaires. Il faut toujours finir par admirer V. M.; mais cette admiration sera pour moi un sentiment douloureux, <596>tant que je craindrai pour elle. Ayez pitié, Sire, de la philosophie et des lettres, qui crient à V. M., comme David fait à son Dieu dans ses psaumes : « Ne m'abandonnez pas, Seigneur, car je n'espère qu'en vous! »662-a
Cette pauvre philosophie a déjà eu, cet hiver, une alarme assez chaude. Nous avons craint de perdre le Patriarche de Ferney, qui a été sérieusement malade, et pour la damnation duquel les âmes pieuses faisaient déjà les prières les plus touchantes. Il est mieux, et j'espère qu'il pourra encore, comme il le dit, donner quelques façons à la vigne du Seigneur. La littérature et la nation feraient en lui une perte immense et irréparable, et d'autant plus cruelle dans les circonstances présentes, que notre pauvre littérature est en ce moment livrée plus que jamais aux ours et aux singes. V. M. n'a pas d'idée de la détestable inquisition qu'on exerce sur tous les ouvrages, et des mutilations intolérables qu'on fait essuyer à tous ceux qu'on croit capables de dire quelques vérités. Il me semble que cette rigueur est bien maladroite; car ceux qui, par complaisance et pour avoir la paix, se seraient châtrés à moitié, voyant qu'on veut les châtrer tout à fait, prendront le parti de ne se rien ôter, et de se livrer à Marc-Michel Rey662-b ou à Gabriel Cramer662-b tels que Dieu les a faits, et avec toute leur virilité. Je ne sais pas si c'est l'usage chez V. M. comme en France de livrer les chats aux chaudronniers pour la castration; on traite ici les gens de lettres comme les chats; on les livre, pour être mutilés, aux chaudronniers de la littérature. Malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je me concentrerais dans cette étude, si ma pauvre tête me le permettait; le calcul intégral et la précession des équinoxes n'ont rien à craindre des chaudronniers. Obligé de renoncer à cette étude paisible, mais fatigante, je m'amuse à écrire l'histoire de l'Académie française, dont j'ai l'honneur d'être le secrétaire, et dans laquelle, pour mon malheur, j'ai à parler d'une foule d'académiciens médiocres, morts depuis le commencement du siècle. Je ne sais si cet ouvrage sera jamais fini, encore moins <597>s'il paraîtra de mon vivant. Si tous ceux dont j'ai à parler ressemblaient à V. M., l'écrivain serait soutenu par sa matière; mais quand je pense que j'ai, d'un côté, de mauvais auteurs à disséquer, et, de l'autre, de plats censeurs à satisfaire, la plume me tombe des mains presque à chaque instant. Continuez, Sire, à tenir la vôtre comme vous tenez votre épée; mais continuez-moi surtout les bontés dont V. M. m'honore, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la tendre et profonde vénération avec laquelle je suis, etc.
661-a Le Cochet, le Chat, et le Souriceau, fable de La Fontaine.
662-a Psaume LXX, selon la Vulgate. (Psaume LXXI, selon la traduction de Luther.)
662-b Libraires, le premier à Amsterdam, et le second à Genève.