129. DU MÊME.
Paris, 17 mai 1773.
Sire,
M. de Guibert, colonel commandant de la légion corse, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M.,669-a est l'auteur de l'Essai de tactique que j'ai pris la liberté, moi philosophe indigne, d'envoyer de sa part l'année dernière à l'illustre fondateur de la tactique moderne, et que ce grand maître m'a paru honorer de son suffrage. L'auteur, après avoir mis cette production militaire aux pieds du héros de notre siècle, a désiré, Sire, de venir mettre sa personne même aux pieds du plus grand prince de l'Europe, d'être le spectateur des qualités sublimes de Frédéric le Grand, et de pouvoir dire : Je l'ai vu. J'ose assurer V. M. que M. de Gui<603>bert est bien digne à tous égards de lui rendre hommage, par la profonde vénération dont il est pénétré pour elle, par l'étendue et la variété de ses connaissances, par le désir qu'il a de les éclairer des lumières supérieures de V. M., enfin, par les vertus que V. M. préfère au génie même, par la candeur et l'honnêteté de son caractère, la simplicité de ses mœurs et la noblesse de son âme. Quoiqu'il fasse, comme il le doit, de l'étude de son métier sa principale et sa plus chère occupation, il a su donner aux lettres et à la philosophie, et avec le plus grand succès, tous les moments que cette étude a pu lui laisser. Il vient chercher dans votre personne le modèle et l'arbitre de tous les talents que la nature partage ordinairement entre plusieurs grands hommes; et il mérite, Sire, d'admirer également en vous le général et l'écrivain, le monarque et le philosophe. Après avoir pris V. M. pour juge de ses essais militaires, il oserait aussi, s'il ne craignait de lui dérober des instants précieux, lui soumettre ses essais dans un genre bien différent, mais où les leçons de V. M. ne lui seraient pas moins utiles. Il a fait une tragédie dont le sujet est le connétable de Bourbon, et dont il serait très-flatté que l'auteur du poëme de la Guerre670-a voulût bien entendre la lecture. Il n'appartient pas, Sire, à un humble et timide géomètre de prévenir le jugement que V. M. portera de cette tragédie. Mais j'avoue que je me serais bien mépris sur le plaisir qu'elle m'a fait, si les sentiments de grandeur et de vertu dont elle est remplie ne méritaient pas à M. de Guibert votre estime et vos bontés. Une des marques les plus flatteuses, Sire, que V. M. pût lui en donner, ce serait de lui permettre d'être témoin de ces manœuvres savantes qui rendent les Prussiens si célèbres et si formidables. J'ai lu, je ne sais où, qu'un officier de l'armée de Darius, quelques années après la bataille d'Arbèles, se rendit à la cour d'Alexandre; qu'il demanda à ce grand prince à voir manœuvrer ces troupes macédoniennes qui avaient fait repentir son maître d'avoir attaqué le leur; que le vainqueur d'Arbèles fit à l'officier de Darius la réponse qu'Alexandre le Grand devait lui faire : Venez et voyez; et que l'officier, après avoir admiré cette belle et grande machine, dit, en prenant congé du prince : « J'ai vu les roues et <604>les ressorts; mais l'art de les faire mouvoir est un secret dont le génie seul a la clef; je ne trouverai qu'ici celui à qui la nature a donné ce secret; et malheureusement pour le roi de Perse mon maître, il ne saurait l'avoir pour général. »671-a
Je ne dois pas oublier, Sire, de prévenir V. M. que M. de Guibert, en venant auprès d'elle admirer et s'instruire, désire surtout d'effacer jusqu'aux plus légères traces du reproche qu'une phrase de son livre a mérité de votre part.671-b Il rend justice, avec toute l'Europe, à la valeur si généralement reconnue des troupes prussiennes, et serait d'autant plus honteux de penser autrement, qu'il se verrait seul de son avis. Cependant il osera dire à V. M., dût-il courir le risque d'être contredit par elle, qu'il croit que les succès de ces braves troupes sont encore moins dus à leur courage qu'à la supériorité des talents qui l'ont dirigé; il osera même ajouter, peut-être encore au risque de vous déplaire, qu'il est persuadé que nos pauvres Velches, tout pauvres Velches qu'ils se sont montrés à Rossbach, auraient été vainqueurs, s'ils avaient seulement changé de général avec les Prussiens. La géométrie, Sire, qui ne se connaît pas en manœuvres de guerre, mais qui se connaît en calcul, prendrait la liberté de parier ici pour M. de Guibert; et après avoir gagné le pari, comme elle ose s'en flatter, elle répéterait aux Velches le mot de Louis XIV au duc de Vendôme, vainqueur à Villaviciosa :672-a « Il n'y avait pourtant qu'un homme de plus. » Je suis, etc.
669-a Voyez, dans le troisième Appendice, à la fin de cette correspondance, la lettre du comte de Guibert à Frédéric, du 14 juin 1773.
670-a Voyez t. X, p. 259-318.
671-a L'anecdote fictive racontée ici est un voile transparent sous lequel d'Alembert adresse des compliments à Frédéric; Arbèles signifie Rossbach.
671-b Voyez ci-dessus, p. 633.
672-a Louis-Joseph duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, remporta cette victoire sur le comte de Starhemberg le 10 décembre 1710.