137. A D'ALEMBERT.
Le 11 mars 1774.
Vous pouvez être entièrement tranquille sur le sujet des jésuites, qui ne sont plus jésuites que chez moi. Ils sont plus nécessaires que vous ne le pensez en France, pour l'éducation de la jeunesse, dans un pays où les maîtres sont rares, et où, parmi les laïques, on aurait bien de la peine à en trouver, surtout dans la Prusse occidentale. Je suis bien aise que vous soyez d'accord avec moi, qu'on ne peut exercer la clémence qu'après avoir été offensé. Je suis fort étonné des remèdes dont le roi de Sardaigne se sert pour ses fluxions, et je croirais presque que c'est un conte fait <620>à plaisir. Pour moi, j'ai eu la goutte, dont je me suis guéri par le régime, sans invoquer saint Antoine de Padoue. Il est bien sûr qu'un homme qui se sert des remèdes qu'on dit que le roi de Sardaigne a pris n'est pas fait pour être entouré par des d'Alembert et des la Grange. Notre Académie a si peu à perdre, que nous devons conserver les bons sujets que nous avons, sans nous en départir.
Les lettres de Pétersbourg nous annoncent que Diderot et Grimm sont sur leur départ. Leur intention est de passer par Varsovie avant de se rendre ici; je suppose qu'ils pourront arriver dans le commencement du mois d'avril; je les verrai certainement à leur passage, et je vous écrirai sur Diderot, quand je lui aurai parlé, avec toute la sincérité que vous me connaissez. J'aurais souhaité, pour la mémoire du bon M. Helvétius, qu'il eût pu consulter quelques-uns de ses amis sur son ouvrage avant que de le publier. Il me semble qu'il s'était formé un certain système, en faisant son livre sur l'Esprit, qu'il a voulu soutenir par ce dernier ouvrage, ce qui a produit les fautes que tous les ouvrages systématiques font ordinairement commettre; c'est faire des efforts inutiles que de vouloir donner aux paradoxes les caractères de la vérité. Je verrai, quand Grimm passera ici, s'il voudra se charger de ce Dialogue de la Vierge Marie jouant un si beau rôle. Je crains, quand vous l'aurez lu, que vous ne disiez : N'est-ce que cela? Ce Dialogue n'est bon que pour amuser un moment.
Il paraît ici une nouvelle brochure de Voltaire, sous le titre du Taureau blanc, écrite avec toute la gaîté et la fraîcheur qu'il a eue dans sa jeunesse. La fin en est édifiante; le taureau redevient homme, et même roi. Toutes les fois qu'il a fait des sottises et qu'il les répare, le peuple s'assemble autour de son palais, et s'écrie : Vive notre grand roi qui n'est plus bœuf! Si vous n'avez pas cet ouvrage à Paris, il y aura moyen de vous le faire tenir par la même voie. J'attends ici le non-converti Guibert, qui sera bien reçu, lui et sa tragédie; et je ne doute pas que cet ouvrage, dont quelques personnes m'ont parlé, ne mérite d'être approuvé. Pour M. de Crillon, il a eu le nez gelé à Pétersbourg; mais heureusement, à l'aide de la neige, on le lui a sauvé. Il doit repasser ici ce printemps, dirigeant sa route par la Laponie, la <621>Suède et le Danemark; lui et le prince de Salm690-a pourront bien revenir glacés ici; nous aurons tout le soin possible de les dégeler et de les remettre, s'il est possible, dans leur état naturel. Pour moi, qui ne suis point à la glace, et qui vous estime très-chaudement, je fais des vœux pour que le grand Démiourgos protége Anaxagoras; et sur ce, etc.
690-a Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 7 décembre 1773 : « Nous avons ici un prince Salm et un Crillon, qui viennent de Ceuta pour aller se rafraîchir à Pétersbourg. Ce prince Salm a servi autrefois chez les Autrichiens, et a fait trois campagnes contre nous. Pour le peu que je l'ai vu, il me paraît fort aimable. Sa sœur est mariée à un grand d'Espagne. »