<143>d'admiration et de reconnaissance que je vous ai voués depuis près de quarante ans, etc.

215. A D'ALEMBERT.

Le 26 mars 1780.

Il faut que les mauvais chemins aient retardé l'arrivée des postes; il n'y a ni pirates ni capres sur terre ferme entre nous et Paris, de sorte que l'interruption de notre correspondance ne peut s'attribuer qu'à la débâcle des rivières et à la crue des eaux, qui ont gâté les routes. Votre lettre également doit avoir été trois semaines en chemin; elle n'en a pas été moins bien reçue; les belles dames gagnent à se faire attendre. A l'égard de ma santé, vous devez présumer naturellement que, parvenu à soixante-huit ans, je me ressens des infirmités de l'âge. Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s'amusent aux dépens de mon existence, et me préparent à quitter l'étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. C'est le cas de dire avec l'empereur Marc-Aurèle qu'on se résigne sans murmurer à tout ce que les lois éternelles de la nature nous condamnent à souffrir.

Mais quittons un sujet si grave pour des objets plus amusants. Il se peut que Barbe-bleue vous ait amusé; l'idée n'en était pas mauvaise. Si ce sujet avait été traité par Voltaire, sa plume aurait bien su autrement l'embellir. J'ai maintenant ici un docteur de Sorbonnea qui me donne des leçons d'absurdités théologiques dont je profite à vue d'œil : j'ai appris de lui ce qu'est l'intention interne et l'intention externe, chose curieuse que, tout grand philosophe que vous êtes, vous ignorez; il m'a enseigné des formules d'une déraison inconcevable, dont je compte faire usage dans le


a L'abbé Duval du Peyrau, lecteur du Roi. Voyez les Anekdoten von König Friedrich II. publiées par Fr. Nicolaï, cahier II, p. 132 et 133.