<155>auront la même destinée; je lui fais tous les matins ma prière, je lui dis : Divin Voltaire, ora pro nobis! Que Calliope, que Melpomène, qu'Uranie m'éclairent et m'inspirent! Mon saint vaut bien votre saint Denis; mon saint, au lieu de troubler l'univers, a soutenu l'innocence opprimée, autant qu'il était en lui; il a fait rougir plus d'une fois le fanatisme et les juges de leurs iniquités; il aurait corrigé le monde, s'il eût été corrigible. Ce petit échantillon, mon cher Anaxagoras, de liberté très-philosophique vous fera juger du peu de progrès que j'ai fait en Sorbonne sous la dictée de mon docteur. Il perd avec moi sa peine et son temps; souvent sa bonne âme gémit de ne pouvoir ramener au bercail de l'Eglise cette brebis égarée, pour la tondre et l'écorcher; mais cette brebis, pareille au peuple anglais, se révolte et se gendarme contre le joug tyrannique qu'on lui veut imposer. Ce sont à présent les Français, les Espagnols et les Anglais qui jouent sur le théâtre sanglant et tragique de Mars; je les vois du parterre s'escrimer et jouter les uns contre les autres. La pièce qu'ils jouent me semble composée dans le goût de Crébillon; l'intrigue en est si compliquée, qu'on ne saurait deviner quel en sera le dénoûment. Le vent est le nœud de toutes les pièces qui se jouent sur mer,a et je crains que, par quelque boutade, Éole ne nuise aux succès de vos bons compatriotes. Si l'impératrice de Russie n'avait signalé depuis longtemps son règne par ses glorieux succès, il lui suffirait d'avoir établi ce code maritime pour rendre son nom immortel. Elle venge Neptune en lui rendant son trident, que des usurpateurs lui avaient arraché. A l'imitation de Louis XIV, elle pourrait placer dans ses palais un tableau représentant la législatrice des mers conduisant les pirates que sa sagesse a su enchaîner à son char de triomphe. Mais tout ce que je vous écris, mon cher d'Alembert, ne vaut pas le remède de madame Stephens. Consultez vos médecins, et s'ils l'approuvent, servez-vous-en. Je fais des vœux pour que vos pierres se fondent, que vous puissiez jouir en paix des jours que le destin vous réserve.

Sur ce, etc.


a Voyez Gil Blas, par Le Sage, liv. XI, chap. XIV, où le bachelier Melchior de Villégas attribue au vent seul tout l'intérêt de l'Iphigénie d'Euripide.