169. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 avril 1776.
Sire,
Quoique les dernières nouvelles que Votre Majesté a bien voulu me donner elle-même de sa santé et de son état aient calmé mes inquiétudes, cependant il n'a pas tenu au public, et surtout au public de ce pays-ci, que je n'en eusse encore d'assez sérieuses; mais j'ai mieux aimé en croire V. M. que le public, et je m'en suis d'autant mieux trouvé, que le public a fini par où il aurait dû commencer, c'est-à-dire par se taire. Jouissez, Sire, de votre santé et de votre gloire, et jouissez-en longtemps encore pour la consolation de votre fidèle Anaxagoras. Il en a plus que jamais besoin dans ce moment, ayant sous ses yeux le spectacle d'une ancienne amie avec laquelle il demeure depuis douze ans, et qui dépérit d'une maladie de langueur. Celle raison, Sire, sans parler de ma santé, ni de quelques affaires qui exigent ma présence, m'empêchera d'aller, comme je le désirais, mettre aux pieds de V. M. tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle. Ma pauvre machine est d'ailleurs si ébranlée, et par les secousses de cet hiver, et par les affections morales qui s'y joignent, qu'elle est hors d'état de se déplacer. Elle se borne donc à regret aux vœux qu'elle fait pour V. M., ne pouvant aller les lui présenter elle-même.
Je ne sais si V. M. est informée qu'on a imprimé dans quelques gazettes d'Allemagne, et depuis dans quelques journaux de France, une prétendue lettrea qu'elle m'a fait l'honneur
a Voici la lettre dont d'Alembert parle ici, et que le Roi désavoue ci-dessous, p. 48. Nous la tirons de la Vie de Frédéric II, roi de Prusse (par de la Veaux), Strasbourg, 1787, t. IV, p. 207 : « Pour cette fois, mon cher, je puis bénir mon étoile, et si vous m'aimez, vous avez quelque sujet de vous réjouir de ce que j'ai échappé heureusement à la mort. La goutte a fait sur moi quatorze vigoureuses tentatives, et il m'a fallu bien de la constance et des forces pour résister à tant d'attaques. Je revis enfin pour moi, pour mon peuple, pour mes amis, et aussi un peu pour les sciences; mais je dois vous dire que le mauvais fatras que vous m'envoyez m'a absolument dégoûté de la lecture. Je suis vieux, et les frivolités ne me vont plus. J'aime le solide, et si je pouvais rajeunir, je ferais divorce avec les Français pour me ranger du côté des Anglais et des Allemands. J'ai vu bien des choses, mon cher d'Alembert; j'ai vécu assez pour voir des soldats du pape porter mon uniforme, les jésuites me choisir pour leur général, et Voltaire écrire comme une vieille femme. J'ai peu de nouvelles à vous apprendre. Comme philosophe, vous ne vous embarrassez guère des affaires politiques, et mon Académie est trop bête pour vous fournir quelque chose d'intéressant. Je viens de déclarer une nouvelle guerre aux procès, et serais plus fier que Persée, si, au bout de ma carrière, je pouvais détruire la cabale de ce monstre aux cent tètes. Vous avez un très-bon roi, mon cher d'Alembert, et je vous en félicite de tout mon cœur. Un roi sage et vertueux est plus redoutable qu'un prince qui n'a que du courage. J'espère vous voir chez moi au printemps prochain. Je suis, etc. »