<50>application vous forçât à penser à autre chose. Il n'y a en vérité de remède que celui-là, et le temps. Nous sommes comme les rivières, qui conservent leur nom, mais dont les eaux changent toujours; quand une partie des molécules qui nous ont composés est remplacée par d'autres, le souvenir des objets qui nous ont fait du plaisir ou de la douleur s'affaiblit, parce que réellement nous ne sommes plus les mêmes, et que le temps nous renouvelle sans cesse. C'est une ressource pour les malheureux, et dont quiconque pense doit faire usage.
Je m'étais réjoui pour moi-même de l'espérance que vous me donnez de vous voir; à présent je m'en réjouis encore pour vous. Vous verrez d'autres objets et d'autres personnes. Je vous avertis que je ferai ce qui dépendra de moi pour écarter de votre souvenir tout ce qui pourrait vous rappeler des objets tristes et fâcheux, et je ressentirai autant de joie de vous tranquilliser que si j'avais gagné une bataille; non que je me croie grand philosophe, mais parce que j'ai une malheureuse expérience de la situation où vous vous trouvez, et que je me crois par là plus propre qu'un autre à vous tranquilliser. Venez donc, mon cher d'Alembert; soyez sûr d'être bien reçu, et de trouver, non pas des remèdes parfaits à vos maux, mais des lénitifs et des calmants. Sur ce, etc.
174. DE D'ALEMBERT.
Paris, 7 octobre 1776.
Sire,
Des maux de tête violents et continuels, qui durant près de trois semaines m'ont empêché d'écrire et de penser, et qui sont la triste suite de ma disposition morale, m'ont paru d'autant plus cruels, qu'ils ne m'ont pas permis de répondre sur-le-champ à l'admirable lettre que V. M. a bien voulu m'écrire encore sur mon malheur. Quelle lettre, Sire! et combien peu, je ne dis pas de rois (car ils ne connaissent guère ce langage), mais d'amis, savent aussi bien parler que vous à une âme oppressée et souffrante!