<56>de penser. Chaque âge a son éducation; il faut s'en tenir à ses contemporains, et quand ceux-là partent, il faut se préparer lestement à les suivre. J'avoue que les âmes sensibles sont sujettes à être bouleversées par les pertes de l'amitié : mais de combien de plaisirs indicibles ne jouissent-elles pas, qui seront à jamais inconnus à ces cœurs de bronze, à ces âmes impassibles (quoique je doute qu'il en existe de telles)! Toutes ces réflexions, mon cher d'Alembert, ne consolent point. Si je pouvais ressusciter des morts, je le ferais. Vous savez que ce beau secret s'est perdu. Il faut nous en tenir à ce qui dépend de nous. Lorsque je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce,a et cela me soulage. C'est un palliatif; mais pour les maladies de l'âme nous n'avons pas d'autre remède.
Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché aujourd'hui en lisant votre lettre. Ma santé n'est pas trop raffermie encore. J'ai eu un abcès à l'oreille, dont j'ai beaucoup souffert. La nature nous envoie des maladies et des chagrins pour nous dégoûter de cette vie, que nous sommes obligés de quitter; je l'entends à demi-mot, et je me résigne à ses volontés.
Vous me parlez, mon cher, de guerre et des avant-coureurs qui pronostiquent l'arrivée du dieu Mars. Ce que j'en sais, c'est que les Portugais poussent à bout la patience espagnole, et que, en conséquence d'un certain pacte de famille, le plus chrétien des rois sera dans le cas de seconder ses alliés. Ce sera probablement sur mer que les parties belligérantes exhaleront leur fureur. Vous savez que ma flotte manque de vaisseaux, de pilotes, d'amiraux et de matelots; probablement elle n'agira point; et quant à la guerre du continent, je ne vois pas comment elle aurait lieu. Votre jeune roi ne demande qu'à vivre en bonne intelligence avec tous ses voisins; s'il y a des puissances qui ont ce que les Italiens appellent la rabbia d'ambizione, il est à présumer qu'elle ne pervertira pas les bonnes et sages dispositions dans lesquelles se trouve votre jeune monarque; d'où je conclus que, après s'être battus dans les mers des deux Indes, les auteurs des troubles, lassés ou punis de leurs entreprises, feront la paix, sans que Bel-
a Voyez t. X, p. 226, et t. XIX, p. 49, 75 et 267.