<88>me trouverez peut-être un grand barbouilleur de papier. Vous vous en étonnerez moins, si vous voulez vous rappeler que ma méthode est de méditer par écrit pour me corriger moi-même. Je m'en trouve bien, parce qu'on peut oublier ses réflexions, et qu'on retrouve ce qu'on a couché sur le papier.
Mon ami, de la bonne humeur; c'est le seul lénitif qui fasse supporter le fardeau de la vie. Je ne dis pas qu'on soit toujours maître de se procurer cette disposition d'esprit; cependant, en glissant sur la superficie des maux, et en imitant Démocrite, on peut s'amuser de ce qui paraîtrait insipide à un misanthrope. Par exemple, Voltaire peut conserver toute sa bonne humeur, sans avoir vu le comte de Falkenstein. Combien de sages ont mis au nombre de leurs bonheurs de n'avoir pas vu des souverains! La visite d'un empereur peut flatter la vanité d'un homme ordinaire; Voltaire doit se mettre au-dessus de ces petitesses.
Vous me parlez d'une question à proposer à l'Académie. Hélas! nous avons perdu encore récemment le pauvre Lambert, un de nos meilleurs sujets.a Je ne sais qui pourra traiter la question : S'il est permis de tromper les hommes?b Je crois que Béguelin serait le seul capable de traiter philosophiquement cette question. Je verrai comment cela pourra s'arranger. Si nous consultons la secte acataleptique,c nous conviendrons que la plupart des vérités sont impénétrables pour la vue des hommes, que nous sommes comme dans un épais brouillard d'erreurs, qui nous dérobe à jamais la lumière. Comment donc un homme, excepté quelques vérités géométriques, peut-il être sûr, étant trompé lui-même, de ne pas tromper ses pareils? Tout homme qui veut en imposer au public de propos délibéré, pour son intérêt ou pour quelque vue particulière, est sans doute coupable; mais n'est-il pas permis de tromper les hommes lorsqu'on le fait pour leur bien? par exemple, de déguiser une médecine à laquelle le malade répugne, pour la lui faire avaler, parce que c'est le seul moyen de le gué-
a Jean-Henri Lambert, mort à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez t. XXIV, p. 431, 509, 511, 512, 514, 517 et 518.
b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 244 et 245, et le quatrième Appendice, à la fin de cette correspondance.
c Voyez t. XXIV, p. 711.