<14>

155. DE D'ALEMBERT.

Paris, 17 mai 1775.



Sire,

Je viens de recevoir le nouveau présent dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer, et je ne perds pas un moment pour lui en témoigner ma vive reconnaissance. Ce buste de M. de Voltaire, Sire, m'est encore plus cher par la main auguste et chérie de qui je le tiens que par l'ancien et illustre ami dont il me retrace si bien l'image. La ressemblance est parfaite, et la finesse de l'exécution ne laisse rien à désirer. L'inscription Immortalis est digne, par sa vérité, sa simplicité et sa noblesse, du grand homme à qui elle est consacrée, et du plus grand homme qui l'a imaginée. Il ne manque, Sire, à cette inscription que deux mots que je prendrai la liberté d'y ajouter, avec la permission de V. M.; c'est que cet homme immortel m'a été donné par un autre homme immortel, ab immortali datus. Puisse cet homme immortel joindre à tous ses titres de gloire si bien mérités celui de pacificateur du Nord et de l'Europe! Puisse-t-il, par son ascendant et par son influence si puissante, éloigner la guerre dont on dit que les taureaux menacent nous autres grenouilles! Les pauvres Velches, en particulier, Sire, tout Velches qu'ils sont, n'ont pas besoin de nouveaux malheurs; V. M. aura sans doute appris les troubles qu'il y a eu en différents endroits du royaume, au sujet de la cherté du pain, troubles dont cette cherté n'a été que le prétexte, car le pain a été beaucoup plus cher sous le ministère précédent, sans que personne se soit plaint; mais les fripons qui faisaient sous ce ministère le commerce du blé au préjudice du peuple ne peuvent souffrir un ministre qui ne les laisse pas friponner, et ils ont prodigué l'or, les manœuvres perfides et les infamies de toute espèce pour culbuter, s'ils le pouvaient, le plus honnête homme et le plus vertueux qui ait jamais été à la tête des finances. Heureusement notre jeune roi, qui aime la vertu, et à qui les fripons n'en imposent pas, a connu le principe de tous ces troubles, et il y a mis ordre avec une fermeté, un courage et un calme dont tous les bons citoyens ne doivent parler qu'avec reconnaissance <15>et avec attendrissement. Mais ce qui a dû lui paraître étrange, et ce qui ne le paraîtra pas à V. M., plus exercée à la connaissance des hommes et surtout des prêtres, c'est que pas un de ces évêques qu'on voit partout à Versailles, et dont les diocèses ont souffert de ces troubles, n'ait élevé la voix pour les faire cesser. L'archevêque de Paris a donné l'exemple de ce silence édifiant, lui à qui les mandements ne coûtent rien pour des choses bien moins nécessaires. Enfin V. M. croira-t-elle que le Roi a été obligé de faire lui-même la besogne de ces messieurs, et d'adresser aux curés une Instruction qui leur apprend ce qu'ils ont à faire, et ce que les évêques auraient dû leur dire? Il est vrai que cette Instruction est un chef-d'œuvre de sagesse et de bonté, et qu'assurément ni l'archevêque de Paris, ni le grand, ni le premier aumônier, ni tous les aumôniers de la cour, n'étaient capables de la faire. Tous ces grands zélateurs de la religion, qui déclament tant à la cour contre les philosophes, parce que les philosophes les connaissent et les jugent, s'étaient déjà bien impudemment et bien maladroitement démasqués dans la maladie du feu roi, qu'ils voulaient laisser mourir sans sacrements. Cette nouvelle aventure achève de les faire connaître, et c'est un bien pour la raison et la vertu, qu'ils persécutent.

Voilà, Sire, un long verbiage qui n'intéresse peut-être guère V. M.; <16>j'aime mieux lui parler du sieur Tassaert, qui, empressé de se rendre à son devoir, a hâté le moment de son départ de près d'un mois, pour se rendre auprès de V. M., au service de laquelle il me paraît enchanté de consacrer ses travaux et ses jours. Je suis bien sur que V. M. sera contente des services, de l'honnêteté et de la sagesse de ce bon Flamand plus qu'elle ne l'a été de nos turbulents artistes velches. Le sieur Tassaert, Sire, se recommande aux bontés de V. M. pour le logement dont elle a bien voulu lui donner l'espérance dans une des lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Ce logement, Sire, mettrait le comble à son bonheur, et à la reconnaissance dont il me paraît pénétré pour les bontés de V. M.

Après avoir parlé si longtemps à V. M. de nos sottises atroces, je ne lui parlerai point de nos sottises ridicules, de nos mauvais vers, de nos mauvais livres, et de la hauteur de nos coiffes. J'aime mieux lui parler de la hausse de nos fonds publics, qui est incroyable depuis que le nouveau contrôleur général est en place, et que les troubles présents n'ont pas même altérée, parce que toute la nation est pleine de confiance dans la probité du ministre et dans les vertus du Roi.

Je suis avec tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.