157. A D'ALEMBERT.
Le 19 juin 1775.
Un petit voyage équivalent à trois cents lieues de France m'a empêché, mon cher Anaxagoras, de vous répondre plus lot.18-a Je suis bien aise que vous soyez content du buste de Voltaire; chacun veut l'immortaliser comme il peut. La pâte de la porcelaine n'était pas une matière assez durable pour l'homme qu'elle représente; cependant nos artistes, zélés pour le mérite de l'original, ont voulu travailler autant qu'il était en eux à éterniser sa mémoire, et j'ai été bien aise qu'à Berlin on rendît justice aux talents supérieurs. Vous me croyez, mon cher, dans les nues, occupé à gouverner l'Europe; vous vous trompez beaucoup. Je vis en solitaire, et comme le plus pacifique des hommes. L'Orient est pacifié, le Nord respire, après avoir soutenu une cruelle guerre, et les Gaules, autant que j'en suis informé, n'ont aucun trouble à craindre. J'ai admiré la conduite de votre jeune roi, que des séditions excitées par les cabales de mauvais sujets n'ont point ébranlé, et qui n'a point cédé aux desseins pernicieux de quelques frondeurs. Ce trait de fermeté assurera à l'avenir son administration. Des gens avides de changements l'ont tâté; il leur a résisté, il a soutenu ses ministres; à présent on ne hasardera plus de telles entreprises. Je ne m'étonne point de la mauvaise conduite de vos évêques et de vos prêtres. Quel bien peut-on attendre d'une telle engeance? Ils n'ont que deux dieux, l'intérêt et l'orgueil. Il est bon que votre jeune roi se détrompe par sa propre expérience des préjugés qu'on lui avait inspirés pour ces charlatans sacrés. Heureux les Pensylvaniens, qui savent s'en passer tout à fait!
J'ai vu ici un M. de Laval-Montmorency et un M. de Clermont-Gallerande, qui me paraissent des jeunes gens fort aimables, modestes et sans fatuité; ils ont été avec moi dans ce pays que j'appelle notre Canada, dans la Pomérellie.19-a Je pense qu'à leur retour ils en feront une belle description aux Parisiens. Des tail<18>leurs et des cordonniers sont des virtuoses qu'on recherche dans ce pays, faute d'en avoir. J'établis à présent cent quatre-vingts écoles tant protestantes que catholiques, et je me regarde comme le Lycurgue ou le Solon de ces barbares. Imaginez-vous ce que c'est : on ne connaît point le droit de propriété dans ce malheureux pays; pour toute loi, le plus fort opprime impunément le plus faible. Mais cela est fini, et on y mettra bon ordre à l'avenir. Les Autrichiens et les Russes ont trouvé chez eux la même confusion. Ce ne sera qu'avec bien du temps et une meilleure éducation de la jeunesse qu'on parviendra à civiliser ces Iroquois.
Tassaert est arrivé. Je ferai ce qui sera possible pour le contenter, surtout en faveur de votre recommandation. A présent qu'une partie de mes tournées est achevée, je me rejette à tète baissée au milieu des lettres, seul vrai aliment de l'esprit, et seuls amusements dignes des êtres qui forment quelques prétentions à la raison : car, dans le fond, il me semble que nous n'en avons que fort peu. Adieu, mon cher Anaxagoras; vous feriez une œuvre bien méritoire, si vous pouviez vous déterminer un jour à venir visiter l'ermite de Sans-Souci. Cependant je ne vous presse point. Vous vivez dans un pays où il faut tant de considérations, de considérations, de considérations, qu'un secrétaire perpétuel de l'Académie n'y l'ait pas tout ce qu'il veut. Sur ce, etc.
18-a Voyez t. XXIII, p. 372.
19-a Voyez t. XXIII, p. 378.