178. A D'ALEMBERT.
Le 29 novembre 1776.
Ceux qui ont le malheur d'être méfiants poussent ordinairement leur curiosité trop loin; on ouvre les lettres, on veut pénétrer les secrets des familles, et l'asile des maisons n'est plus sacré. Soit Allemand, soit Français, quiconque a ouvert nos lettres n'y aura <61>pas trouvé des aliments à sa curiosité. Quelques réflexions morales qui nous regardent, et voilà tout, ou des polissonneries qui ne sont bonnes que pour le moment; nous n'avons qu'à continuer de même, et nous les dégoûterons.
Je souhaite que mes lettres vous aient pu procurer quelque soulagement; c'était l'intention pour laquelle elles étaient écrites. Vous faites très-bien de vous distraire; il n'y a qu'à continuer, le temps fera le reste; le grand point est d'empêcher l'esprit de se fixer constamment à un seul objet. Cet objet, comme vous le dites fort bien, est plus vaste qu'on ne pense; tout ce qui l'environne est sombre et très-propre à détruire les illusions du monde, à nous détacher de cette auberge où nous ne faisons que passer, à nous rappeler notre peu de durée, à rabaisser les prétentions de l'amour-propre, ainsi qu'à nous convaincre de notre néant. J'avoue que ces idées ne conviennent guère aux fêtes d'un carnaval; néanmoins il est bon de les avoir eues, pour savoir estimer les choses d'après leur juste valeur; le plaisir en devient moins vif, mais plus raisonné; on voit que le temps presse, et qu'on serait bien fou de ne point profiter d'un bien certain pour courir après des folies chimériques. Voilà comme il faut adoucir des réflexions noires, en y mêlant des nuances couleur de rose, pour supporter le fardeau de la vie et ne le trouver pas tout à fait révoltant.
Je viens de perdre un général dont toutes les femmes doivent retenir le nom, quoique peu sonore; il s'appelait Koschembahr.68-a Il y a un an que sa femme mourut; la tendresse qu'il avait pour elle, et la vive douleur avec laquelle il l'a regrettée, l'ont conduit au tombeau. Ce serait un sujet de tragédie, mais non un exemple à suivre. Tout ce qu'on doit à ses amis, c'est un tendre souvenir de leur vertu, et, si l'on peut, de secourir leur postérité et d'assister ceux qui leur furent chers. Mais je ne devrais pas toucher à ces matières pour épeler ce que votre cœur ne vous dit que trop, et avec plus de force.
Toutes les apparences annoncent que madame Geoffrin n'échappera pas de cette maladie; mais quel est cet excès de fa<62>natisme qui exerce sa rigueur sur une femme mourante, qui l'empêche de voir ses amis et de mourir comme elle veut? Je ne reviens point de mon étonnement. Oui, la France a des philosophes; mais je soutiens que le gros de la nation est plus superstitieux qu'aucun autre peuple de l'Europe; cette fougue s'échappe, comme dans le procès de Calas, de Sirven, de La Barre; ce qui s'est passé à Toulon à l'égard de d'Argens, les cris du public au sujet de Necker, enfin cent exemples font connaître que le funeste levain du fanatisme agit encore en France, et que ce sera le dernier pays de l'Europe où il se conservera. Je bénis la fatalité de ce que l'Allemagne devient de jour en jour plus tolérante; ce zèle pernicieux, cause de tant de scènes sanglantes, s'éteint, et personne ne demande à ceux avec lesquels il vit quelle est leur religion.69-a Voilà ce qui fait que l'Allemagne mérite que le philosophe d'Alembert vienne jeter un coup d'oeil sur elle. Je me réjouis d'autant plus de son apparition, que ce sera pour lui une diversion à sa douleur, et pour moi une grande satisfaction de le voir.
J'ai eu l'érésipèle à la jambe, où il s'est formé un gros abcès sous le genou; j'ai été obligé de le faire opérer; la plaie se fermera dans quelques jours. Vous devinez juste, que mon intention est d'être utile à ma patrie, ainsi qu'à mes contemporains, pendant le peu de temps que j'aurai à vivre; le devoir de l'homme est d'assister ses semblables en tout ce qui dépend de lui; c'est l'abrégé de la morale, et un cœur bien placé sera mécontent de lui-même, s'il ne remplit pas ce devoir. Je souhaite de tout mon cœur que votre chagrin diminue, que votre santé se raffermisse, pour que je puisse assurer cet été le cher Anaxagoras de toute mon estime. Sur ce, etc.
P. S. Voltaire m'écrit une lettre toute mélancolique; il se dit accablé de malheurs; je vous prie de m'expliquer ce que c'est.69-b
68-a Le général-major Ernest-Jules de Koschembahr, né en 1714, mourut le 17 octobre 1776; sa femme était morte le 1er janvier 1773.
69-a Voyez t. XXIII, p. 451-453.
69-b Voyez, l. c, p. 434-436, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 8 novembre 1776, et la réponse du Roi, du 25.