212. DE D'ALEMBERT.

Paris, 27 décembre 1779.



Sire,

Je commence, comme je le dois, cette lettre et la réponse que je dois à V. M. par l'objet qui m'intéresse le plus vivement, par les vœux ardents que je fais pour elle, pour sa gloire, pour son bonheur, pour sa conservation et pour une santé si précieuse à ses peuples, à l'Europe dont elle assure le repos, et, si j'ose me nommer, à moi, qui lui suis depuis plus de trente ans si respectueusement et si tendrement attaché. V. M. achève actuellement la quarantième année du plus beau règne dont l'histoire fasse mention. Puissiez-vous, Sire, en régner quarante autres encore! puissiez-vous entendre longtemps les bénédictions dont l'Allemagne comble V. M., et les expressions si vives de l'admiration que vous inspirez à toute l'Europe! J'avais appris déjà par les nouvelles publiques l'accès de goutte que V. M. a souffert, et je voudrais que les mêmes eussent appris à l'Europe et à ses rois ce que j'ai su par M. le baron de Grimm, que V. M., ne pouvant écrire de la main droite, avait pris le parti d'écrire de la gauche, afin que ses affaires n'en souffrissent pas. Quelle respectable activité, Sire, et qu'elle est digne d'admiration quand elle a, comme la vôtre, le bien de ses sujets pour unique objet! M. de la Haye de Launay,151-a qui est ici, et qui vient quelquefois chez moi à des heures où j'y rassemble une société choisie d'admirateurs de V. M., nous <136>a tous enchantés par le récit qu'il nous a fait des actes de bienfaisance, de justice, de providence, si je l'ose dire, qui remplissent tous les jours de votre vie. V. M. croit que sa goutte à la main droite a été une punition divine du très-plaisant et très-philosophique Commentaire sur la Barbe-bleue, que cette main a eu l'impiété d'écrire. Je prends la liberté, Sire, de recommander les prêtres, les théologiens, et toutes les sottises qu'ils débitent, à la main gauche de V. M., quand sa main droite sera hors d'état de les foudroyer. Ils sont d'autant plus faits pour être battus par un roi philosophe, qu'ils deviennent de jour en jour pires que jamais. Ils refusent actuellement à l'Académie française la satisfaction de rendre à la mémoire du grand Voltaire les honneurs funèbres; et le gouvernement, qui les hait et qui les méprise, paraît appuyer, j'ignore par quelle raison, ce trait de fanatisme. Heureusement les mânes de ce grand homme ont été honores bien dignement par l'éloquent et touchant Éloge que V. M. en a fait, et qui vaut mieux que tous les services funèbres, quand même notre saint-père le pape serait célébrant. Je prends la liberté d'inviter de nouveau V. M. à faire l'acquisition du buste de marbre de cet homme si rare, et je ne puis me dispenser de lui dire combien j'ai été touché de ce qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire à ce sujet, en remettant celle dépense à l'année prochaine. Ce trait d'économie vraiment royale, Sire, a enchanté tous ceux à qui je l'ai raconté; ils ont fait des vœux, ainsi que moi, pour que les autres souverains imitassent cet exemple, en mettant dans leur dépense un ordre et une attention si nécessaires au bien de leurs sujets.

Vous avez, Sire, très-éloquemment et très-solidement réfute, dans votre excellent ouvrage sur l'amour de la patrie, les assertions abominables que vous assurez avoir lues dans un des mauvais livres qui ont paru en même temps que le détestable Système de la nature. Mais croyez, Sire, que ni ce Système, ni aucun de ces mauvais livres, n'est l'ouvrage d'un véritable philosophe, ni même d'aucun écrivain digne de ce nom. Il est fâcheux pour les honnêtes gens qui ont travaillé à l'Encyclopédie qu'on mette sur leur compte toutes les inepties qui paraissent, et qu'on donne le nom d'encyclopédistes aux ennemis de la patrie. Hélas! Sire, si <137>je n'avais pas aimé la mienne, je serais depuis longtemps auprès de V. M. J'aime encore cette patrie, quoiqu'on m'y accable d'outrages auxquels je suis, à la vérité, peu sensible, mais que le gouvernement, j'ignore par quel sublime motif, non seulement permet, mais encourage et récompense. C'est là le prix qu'il me donne des sacrifices que j'ai faits à mon pays, et de quarante-cinq années de travail, sans que j'aie mérité jamais aucun reproche comme citoyen, ni dans mes écrits, ni dans ma conduite. Les bontés dont V. M. me comble me dédommagent de cette injustice. Que ne puis-je aller encore jouir auprès d'elle de ces mêmes bontés! Mais si je ne renonce pas à ce projet, je n'ose absolument le former, tant ma santé est faible, variable et chancelante. Je redouble de ménagements pour elle, et je profiterai, s'il m'est possible, du premier moment qu'elle pourra me laisser, pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments dont mon cœur est depuis si longtemps rempli.

M. de Catt veut bien, Sire, mettre sous les yeux de V. M. le mémoire d'un pauvre curé qui se dit persécuté par un évêque fanatique, et qui implore les bontés et la protection de V. M. Je lui ai promis que V. M. lui ferait justice, s'il la méritait, et je la prie de vouloir bien me faire passer sa réponse par M. de Catt.

Je suis, et serai cette année comme toutes les autres, avec la plus tendre vénération et la plus vive reconnaissance, etc.


151-a Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 12 et suivantes. Voyez aussi t. VI, p. 85 et 86; t. XIX, p. 446 et 447; et t. XXIV, p. 359 et 360 de notre édition.