220. A D'ALEMBERT.
Le 22 juin 1780.
Nous croyions vous voir arriver d'un moment à l'autre, lorsque je reçus votre lettre. Quoiqu'elle m'ait fait plaisir, elle n'a pas remplacé la satisfaction de vous voir en personne; cependant les raisons qui vous ont empêché de faire le voyage sont si décisives, que je suis obligé d'y souscrire. Par quelle fatalité la gravelle va-t-elle se fourrer dans les reins d'un philosophe? Ne pouvait-elle pas se loger dans le corps d'un sorboniste, d'un fanatique, d'un capucin, ou d'autres animaux de cette espèce? Cette maladie est une des plus douloureuses dont la pauvre humanité soit affligée. Je vous conseille de vous servir d'un remède de madame Stephens; ici bien des personnes s'en sont trouvées soulagées, et quoique les Anglais soient en guerre avec les Français, je crois qu'un Français peut calculer avec Newton, penser avec Locke, et se guérir par madame Stephens. Voilà donc, mon cher <154>Anaxagoras, ma sentence prononcée, et je ne vous reverrai plus que dans la vallée de Josaphat, s'il en est une. Pour Voltaire, je vous garantis qu'il n'est plus en purgatoire; après le service public pour le repos de son âme, célébré dans l'église catholique de Berlin,171-a le Virgile français doit être maintenant resplendissant de gloire; la haine théologique ne saurait l'empêcher de se promener dans les champs Élysées en compagnie de Socrate, d'Homère, de Virgile, de Lucrèce; appuyé d'un côté sur l'épaule de Bayle, de l'autre sur celle de Montaigne, et jetant un coup d'œil au loin, il verra les papes, les cardinaux, les persécuteurs, les fanatiques souffrir dans le Tartare les peines des Ixion, des Tantale, des Prométhée, et de tous les fameux criminels de l'antiquité. Si les clefs du purgatoire eussent été uniquement entre les mains de vos évêques français, toute espérance pour Voltaire aurait été perdue; mais par le moyen du passe-partout que nous ont fourni les messes pour le repos des âmes, la serrure s'est ouverte, et il en est sorti en dépit des Beaumont,172-a des Pompignan,172-b et de toute la séquelle.
Vous me faites plaisir de m'informer de l'édition nouvelle qu'on prépare des œuvres de Voltaire; il serait à souhaiter que les éditeurs élaguassent ces sorties trop fréquentes sur les Nonotte, les Patouillet, et d'autres insectes de la littérature, dont les noms ne méritent pas de se trouver placés à côté de tant de morceaux inimitables qui, dignes de la postérité, dureront autant et plus peut-être que la monarchie française. Les écrits de Virgile, d'Horace et de Cicéron ont vu détruire le Capitole, Rome même; ils subsistent, on les traduit dans toutes les langues, et ils resteront tant qu'il y aura dans le inonde des hommes qui pensent, qui lisent et qui aiment à s'instruire. Les ouvrages de Voltaire <155>auront la même destinée; je lui fais tous les matins ma prière, je lui dis : Divin Voltaire, ora pro nobis! Que Calliope, que Melpomène, qu'Uranie m'éclairent et m'inspirent! Mon saint vaut bien votre saint Denis; mon saint, au lieu de troubler l'univers, a soutenu l'innocence opprimée, autant qu'il était en lui; il a fait rougir plus d'une fois le fanatisme et les juges de leurs iniquités; il aurait corrigé le monde, s'il eût été corrigible. Ce petit échantillon, mon cher Anaxagoras, de liberté très-philosophique vous fera juger du peu de progrès que j'ai fait en Sorbonne sous la dictée de mon docteur. Il perd avec moi sa peine et son temps; souvent sa bonne âme gémit de ne pouvoir ramener au bercail de l'Eglise cette brebis égarée, pour la tondre et l'écorcher; mais cette brebis, pareille au peuple anglais, se révolte et se gendarme contre le joug tyrannique qu'on lui veut imposer. Ce sont à présent les Français, les Espagnols et les Anglais qui jouent sur le théâtre sanglant et tragique de Mars; je les vois du parterre s'escrimer et jouter les uns contre les autres. La pièce qu'ils jouent me semble composée dans le goût de Crébillon; l'intrigue en est si compliquée, qu'on ne saurait deviner quel en sera le dénoûment. Le vent est le nœud de toutes les pièces qui se jouent sur mer,173-a et je crains que, par quelque boutade, Éole ne nuise aux succès de vos bons compatriotes. Si l'impératrice de Russie n'avait signalé depuis longtemps son règne par ses glorieux succès, il lui suffirait d'avoir établi ce code maritime pour rendre son nom immortel. Elle venge Neptune en lui rendant son trident, que des usurpateurs lui avaient arraché. A l'imitation de Louis XIV, elle pourrait placer dans ses palais un tableau représentant la législatrice des mers conduisant les pirates que sa sagesse a su enchaîner à son char de triomphe. Mais tout ce que je vous écris, mon cher d'Alembert, ne vaut pas le remède de madame Stephens. Consultez vos médecins, et s'ils l'approuvent, servez-vous-en. Je fais des vœux pour que vos pierres se fondent, que vous puissiez jouir en paix des jours que le destin vous réserve.
Sur ce, etc.
<156>P. S. J'ai oublié de vous répondre touchant le buste de Voltaire. N'insultons pas à sa patrie en lui donnant un habillement qui le ferait méconnaître; Voltaire pensait en Grec, mais il était Français. Ne défigurons pas nos contemporains en leur donnant les livrées d'une nation maintenant avilie et dégradée sous la tyrannie des Turcs leurs vainqueurs.
171-a Ce service solennel fut célébré le 30 mai. M. Thiébault en a donné dans les journaux du temps une relation qu'il a aussi insérée dans ses Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, quatrième édition, t. V, p. 298 et 299, en la faisant précéder de ces mots : « De retour (de la cérémonie) chez moi, j'expédiai pour le Roi, pour les gazetiers de la ville, pour le Courrier du Bas-Rhin et quelques journaux étrangers, des copies toutes préparées d'avance de la relation qui suit. »
172-a Voyez ci-dessus, p. 130.
172-b Voyez t. XV, p. 37, et t. XXIII, p. 34.
173-a Voyez Gil Blas, par Le Sage, liv. XI, chap. XIV, où le bachelier Melchior de Villégas attribue au vent seul tout l'intérêt de l'Iphigénie d'Euripide.