234. A D'ALEMBERT.

Le 28 mai 1781.

Quand on frise la soixante et dixième année, on doit être prêt à décamper aussitôt que le boute-selle sonne; quand on a vécu longtemps, on doit connaître le néant des choses humaines, et, lassé de ce flux et reflux de maux et de biens qui se succèdent sans cesse, on doit quitter la vie sans regret. Quand on n'est point ce qu'on appelait autrefois hypocondre, et qu'on nomme maintenant avec beaucoup plus d'élégance vaporeux, on doit envisager gaîment le terme qui met fin à nos sottises et à nos tourments, et se réjouir que la mort nous délivre de ces passions qui nous damnent. Après avoir mûrement réfléchi sur ces graves matières, je compte de conserver ma bonne humeur tant que durera ma chétive et frêle machine, et je vous conseille d'en faire <183>autant. Bien loin de me plaindre de ma fin prochaine, je dois plutôt faire excuse au public d'avoir eu l'impertinence de vivre si longtemps, de l'avoir ennuyé, fatigué, et de lui avoir été à charge les trois quarts d'un siècle, ce qui passe la raillerie.

Je quitte cette matière, qui pourrait vous paraître trop lugubre, pour vous remercier de l'anecdote de l'empereur Léopold que j'ai trouvée dans votre lettre. Il faut avouer que les saints ont des ressources que les profanes n'ont pas. Chez nous, l'œuvre de la propagation n'est due qu'à une opération physique des plus communes. Chez les saints, tout se fait par miracles; malheureusement ils ne réussissent pas toujours dans ce siècle pervers. Toutefois ce que le prince a perdu en messes, il l'a gagné par le ridicule qu'il s'est donné par cette platitude.

J'ai appris, ainsi que vous, que le César Joseph a quelques démêlés avec le saint-père, encore au sujet d'une messe qu'il n'a point voulu dire pour Marie-Thérèse. J'ose présumer toutefois qu'ils se raccommoderont à la mort du duc de Modène, et que le vicaire de Jésus-Christ cédera le Ferrarois aux descendants des Lorrains autrichiennisés; cette cession du Ferrarois au moins vaut bien une messe, et l'âme de Marie-Thérèse, l'apprenant, s'élancera du purgatoire en paradis. Cette assertion n'est qu'une hypothèse; je suis laïque, et il n'appartient qu'à la Sorbonne de prononcer sur ce qui peut se passer au ciel, au purgatoire, ainsi qu'aux enfers.

J'ai oublié de vous dire que j'ai vu ces jours passés, à Berlin, un prince Salm204-a qui vient fraîchement de Paris; il m'a couvert de honte; je me suis trouvé si inepte, si maussade, si sot en comparaison de lui, que je n'ai presque pas eu le cœur de lui répondre. Il est pétri de grâces; tous ses gestes sont d'une élégance recherchée, ses moindres paroles des énigmes; il discute et approfondit les bagatelles avec une dextérité infinie, et possède la carte de l'empire du Tendre mieux que tous les Scudéry de l'univers.205-a Ah! père Bouhours, me suis-je écrié, je suis contraint <184>d'avouer que vous aviez raison, et que, hors de Paris, on ne trouve que ce gros sens commun qui ne mérite pas qu'on en parle. Peut-être que le poëte duquel sont les vers adressés au cardinal de Bernis avait la tête pleine des Réflexions de La Rochefoucauld, et qu'il juge ainsi que nos actions n'ont d'autre principe que l'amour-propre et la vanité.205-b Le cardinal pourrait lui répondre que la critique est aussi aisée que l'art est difficile. Pour moi, qui suis grand partisan de l'indulgence, parce que je sens que souvent j'ai besoin de la rencontrer chez le public, je crois qu'il ne faut condamner personne sans l'avoir entendu; de plus, vous savez qu'il ne convient pas que le supérieur soit jugé par l'inférieur; or, la dignité d'un cardinal l'élève au-dessus de tous les rois de la terre; donc ...

Je suis actuellement occupé à faire la tournée des provinces; ces occupations tumultuaires continueront jusqu'au 15 du mois prochain, où, de retour en mon petit ermitage, je pourrai vous écrire à tête reposée et plus gaîment. Sur ce, etc.


204-a Le prince héréditaire de Salm et un prince Salm-Salm sont déjà cités t. XXIV, p. 532 et 690.

205-a Allusion à la carte de Tendre, ajoutée à Clélie, histoire romaine (par mademoiselle Madeleine de Scudéry). Paris, 1654, première partie, p. 399.

205-b Le Roi cite souvent les Pensées, maximes et réflexions du duc de La Rochefoucauld. Voyez par exemple t. VII, p. 119, et t. IX, p. 105.