261. DE D'ALEMBERT.
Paris, 11 octobre 1782.
Sire,
Votre Majesté a bien raison de dire que le mauvais tonneau de Jupiter, celui qui verse les maux sur les hommes, est plus grand et plus plein que celui qui verse les biens. Ma triste vessie ne me <238>le fait que trop sentir, car j'en ai bien souffert depuis un mois, au point de craindre une inflammation. Je me suis mis entre les mains du plus habile médecin de ce pays-ci, et dans ce moment la nature ou lui me soulage; Dieu sait jusqu'où cela durera. Mais c'est trop entretenir V. M. de ce que je souffre; j'aime bien mieux lui dire ou plutôt lui répéter tout ce que je sens pour elle depuis près de quarante années que j'ai commencé à éprouver ses bontés. Les lettres dont elle veut bien m'honorer en sont un nouveau témoignage, qui m'est d'autant plus précieux, que, dans l'état où je suis, je ne puis plus espérer d'aller moi-même lui en porter l'hommage. Au moins, Sire, ces lettres me consolent des maux que je sens, et me dédommagent en partie du bien dont je suis privé, d'entendre de la bouche même de V. M. ce qu'elle a la bonté de m'écrire. J'ose dire que votre siècle, qui vous appelle depuis si longtemps le roi philosophe, et avec tant de justice, ne sait pas autant que moi à quel point vous l'êtes. Il n'a pas, comme moi, l'avantage de lire dans vos lettres la morale si vraie, si saine, si utile, dont elles sont remplies, cette morale à la portée de l'homme, et non pas gigantesque et exagérée comme celle des stoïciens et d'Épictète, cette morale qui vous a rendu plus grand encore dans les revers que dans les succès, cette morale, enfin, dont vous êtes à la fois pour moi la leçon et l'exemple.
J'ai prié, Sire, M. le marquis d'Esterno, qui vient de partir pour résider en qualité de ministre de France auprès de V. M., de mettre à ses pieds, s'il en trouvait l'occasion, tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle, et ma douleur de ne pouvoir aller moi-même les lui exprimer. M. le marquis d'Esterno est un homme sage, honnête, vertueux et instruit; j'ai lieu de croire que V. M. en sera contente. Puisse-t-il continuer à entretenir la bonne intelligence qui a été si longtemps entre la France et V. M., qu'une femme et un prestolet267-a avaient détruite, et qui paraît être revenue, ou à peu près, dans son état naturel! Hélas! Sire, vous jouissez de la paix et de toute votre gloire, et notre pauvre France n'a en ce moment ni l'une ni l'autre. Que pense V. M. de la belle équipée que nous venons de faire devant <239>Gibraltar, de ces batteries flottantes qui menaçaient de tout abîmer, et qui se flattaient que les boulets rouges ne les brûleraient pas? Jamais, peut-être, il n'y a eu un plus triste exemple de la jactance et de la légèreté française; et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que cette équipée recule peut-être la paix, si nécessaire et à nous, et à nos ennemis. On ne désespère pourtant pas qu'elle ne se fasse cet hiver, attendu l'impuissance où sont les deux nations de continuer à s'égorger, parce qu'on ne s'égorge qu'à prix d'argent, et que ce nerf de la guerre manque à tous ceux qui la font aujourd'hui.
On dit que l'abbé Raynal s'établit dans les États de V. M.; il a besoin, pour écrire son histoire de la révocation de l'édit de Nantes, de l'écrire dans un pays où il soit à l'abri des fanatiques. Mais par malheur, comme l'observait très-bien V. M. dans une de ses dernières lettres, ce livre ne fera que montrer à la France toute la grandeur du mal qu'elle s'est fait à elle-même par cette révocation; il est trop tard pour le réparer. Nous ne pensons pas même à en empêcher les suites en permettant au moins le mariage aux protestants. Nous serons les derniers à faire ce que nous avons écrit, et ce que les autres nations exécutent. Dieu veuille enfin nous éclairer!
En attendant, nos grands seigneurs font ici des banqueroutes scandaleuses et incroyables. M. le prince de Rohan Guémené, grand chambellan du Roi, et mari de la gouvernante des enfants de Fiance, en fait une de vingt millions au moins. Il met à l'aumône des milliers de citoyens qui ont placé sur lui leur fortune. L'indignation et le cri public contre cette abominable action sont extrêmes, et le coupable n'est point puni. Toute la France crie qu'il le serait dans les États de V. M., et il le serait même chez nous, si notre roi n'écoutait que les principes de justice et de vertu qui sont au fond de son âme, et ne cédait pas aux prières des Rohan, qui sacrifient le public à leur vanité.
Tout cela, Sire, ne sera pour moi qu'un mal léger, tant que j'aurai le bonheur de conserver V. M. Je la supplie de prendre de nouvelles précautions à l'approche de l'hiver, pour prévenir les attaques de goutte dont elle est ordinairement tourmentée dans cette saison, et pour se conserver à ses peuples, à l'Europe, <240>à l'humanité, à la philosophie, aux lettres, et à moi, qui ai si grand besoin qu'elle vive.
Je suis avec la plus tendre vénération, etc
267-a Madame de Pompadour et le cardinal de Bernis. Voyez t. IV, p. 38, 116, 255 et 256; t. XV, p. 89; et t. XIX, p. 430.