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271. A D'ALEMBERT.

Le 22 juillet 1783.

Il est très-fâcheux de se trouver assujetti à la férule des médecins, et de se rendre l'esclave de leurs idées fantasques. Pour éviter ce joug, il faut se donner la connaissance de leur art; qui sait les contrôler ne devient pas le jouet de leur ignorance. Vous savez que de tout temps j'ai été le très-humble admirateur de la nation française; néanmoins, quelque prévenu que je sois en sa faveur, j'ose soupçonner votre avorton d'Hippocrate de se déterminer avec légèreté ou avec ignorance pour les remèdes qu'il vous prescrit. Il s'est mépris dans son jugement; il a confondu des maladies entièrement différentes par leurs symptômes. La gravelle diffère autant des hémorroïdes que les autruches des pigeons. J'admire l'indulgence avec laquelle vous continuez à confier votre santé et votre vie aux mains de ce charlatan. Veuille le ciel que vous n'en deveniez pas la victime!

Dans nos climats septentrionaux, les hémorroïdes sont très-communes, et nos médecins ont à fond étudié cette maladie. Si vous étiez tombé entre les mains d'un docteur plus habile, vous eussiez été guéri en moins de trois mois; non que ce mal puisse être entièrement déraciné, mais on aurait dirigé le cours du sang dont la nature veut se dégager par le canal usité où les veines hémorroïdales aboutissent. Nos médecins, qui commencent à devenir circonspects depuis qu'on s'est moqué d'eux à différentes reprises, ne vous proposeraient aucun remède, à moins qu'ils n'eussent un détail exact de vos maux et de leurs symptômes; s'ils agissaient autrement, ils mettraient leur réputation au hasard, de sorte qu'il leur faut le status morbi du patient, pour opiner de quelles drogues ils l'empoisonneront.

Ceci vous touche de bien plus près que les nouveaux troubles qui s'élèvent en Orient, et dont Dieu sait quelle sera l'issue. Depuis l'abdication de Charles-Quint, nous avons vu la reine Christine l'imiter; Victor-Amédée a suivi cet illustre exemple, Schah Guéraï veut partager cette même gloire avec eux. Vous conviendrez par conséquent qu'il est des souverains détrompés <257>des grandeurs de ce monde, philosophes sans le savoir.287-a Si jamais il me vient en tête d'imiter Denys de Syracuse, je me sens trop ignorant pour me faire comme lui maître d'école; je me bornerai à devenir souffleur dans quelque troupe de comédiens; il en sera ce qu'il plaira au ciel, je n'en ferai pas moins de vœux pour votre conservation. Sur ce, etc.


287-a Ces mots font peut-être allusion au Philosophe sans le savoir, drame en cinq actes et en prose, par Michel-Jean Sedaine, représenté pour la première fois le 2 décembre 1765.