2. D ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 16 septembre 1752.
On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le Roi m'honore. Je n'en avais pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché; le respect et l'admiration que ses actions m'ont inspirés ne suffisent pas à mon cœur; c'est un sentiment que je partage avec toute l'Europe; un monarque tel que lui est digne d'en inspirer de plus doux, et j'ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j'aurais de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvaient me le permettre; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu'augmenter ma reconnaissance. Permettez-moi, monsieur, d'entrer là-dessus dans quelques détails avec vous, et de vous ouvrir mon cœur comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J'ose prendre ce titre avec vous; tout semble m'y inviter : la lettre pleine de bonté que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; la générosité de vos procédés envers M. l'abbé de Prades, auquel je m'intéresse très-vivement, et qui se loue dans toutes ses lettres de vous plus que de personne; enfin, la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connaissances, par la noblesse de vos sentiments et par une probité d'autant plus précieuse, qu'elle est plus rare.
La situation où je suis serait peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d'autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre; mille sept cents livres de rente font tout mon <261>revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n'ai point de famille qui s'y oppose; oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la Providence, persécuté même autant qu'on peut l'être quand on évite de donner trop d'avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n'ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Une pension très-modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira, si j'ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n'est-elle pas trop certaine, si la cour de France, comme on me l'assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l'est favorablement Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j'ai essuyées dans ce genre m'ont endurci à l'indigence et au malheur, et ne m'ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. A force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d'honnêtes gens plus pauvres que moi. J'ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses; j'ai fini par y renoncer absolument, et de jour en jour je m'en trouve mieux. La vie retirée et assez obscure que je mène est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l'indépendance, et peut-être même à un peu d'éloignement que les événements de ma vie m'ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût m'ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c'est-à-dire, le premier bien d'un philosophe. Enfin, j'ai le bonheur de jouir d'un petit nombre d'amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s'il m'est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu'elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du Roi et de tout ce qu'il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état; mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L'exemple de M. de Maupertuis m'effraye avec juste raison; j'aurais d'autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m'a donné un corps très-faible, et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s'altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors? Incapable de me rendre utile au Roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours <262>loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état, qui aurait perdu ses premiers charmes; peut-être même n'aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi; le Roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix; il connaît l'amitié, il la ressent, et il la mérite : qu'il soit lui-même mon juge.
A ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d'autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que S. M. veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique, quand on a affaire à eux. La tranquillité et, si je l'ose dire, l'oisiveté du cabinet m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer. D'ailleurs, dans les différents objets dont l'Académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle, et plusieurs autres, sur lesquels par conséquent je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le Roi veut m'honorer oblige à une sorte de représentation tout à fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre. Je ne parle point de ceux qu'on rend au Roi; le mot de devoir n'est pas fait pour lui; les plaisirs qu'on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu'on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. <263>Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite serait très-sensible pour moi; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j'irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J'en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à celte place, dans leurs partisans et dans leurs créatures; et toutes mes précautions n'empêcheraient pas que bien des gens ne se plaignissent, et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce serait pour moi un poison lent que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourraient déraciner.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur, que rien ne pourrait me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin recueillir sa succession. Il était mon ami; je ne puis croire, comme on me l'a mandé, qu'il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à M. l'abbé de Prades; mais quand j'aurais ce reproche à lui faire, l'état déplorable où il est suffirait pour m'engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu'il soit, peut durer longtemps, et peut demander qu'on lui donne dès à présent un coadjuteur; en ce cas, ce serait un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie; je serais au désespoir que S. M. les désapprouvât; je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire auprès de lui, m'affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d'être persuadé qu'un des plus grands regrets que j'aurai de ma vie sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d'un prince aussi digne de l'être, aussi fait pour commander aux hommes et pour les éclairer. Je m'attendris en vous écrivant; je vous prie d'assurer le Roi que je conserverai toute ma vie pour sa personne l'attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux, et que je serai toujours son sujet au moins dans le cœur, puisque c'est la seule façon dont je puisse l'être. Si la persécution et le malheur m'obligent un jour à quitter ma patrie et mes amis, ce sera dans ses Etats que j'irai chercher un asile; je ne lui demanderai que la satisfaction d'aller mourir auprès de lui libre et pauvre.
Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtemps avant le dessein que le Roi vous a confié, le bruit s'est répandu, sans fondement comme tant d'autres, que S. M. songeait à moi pour la place de président J'ai répondu à ceux qui m'en ont parlé que je n'avais entendu parler de rien, et qu'on me faisait beau<264>coup plus d'honneur que je ne méritais. Je continuerai, si l'on m'en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les réponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer S. M. que son secret sera inviolable; je le respecte autant que sa personne, et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais. J'ai l'honneur d'être, etc.