178. AU MÊME.
Ce 21 (novembre 1763).
Mon cher frère,
J'ai précisément reçu la lettre que vous me laites le plaisir de m'écrire, en arrivant ici. J'ai vu tous les Turcs de Berlin, et je vous jure que leurs personnes ne répondent point au grand nom que s'est fait leur empire. Ce peuple tient du juif et du pandour; ils sont tous si intéressés, que l'effendi a proposé qu'on lui devait payer le dîner de cérémonie que je lui ai donné; ses subalternes sont intéressés à proportion; ils ont bu toute honte pour gueuser. Si vous aviez vu tous les beaux présents qu'ils m'ont faits, vous ne les envieriez pas : douze aunes de mousseline, douze aunes de drap d'or, douze aunes d'étoffe de soie, et ainsi du reste. Mais ce n'est pas des présents que je leur demande; une bonne alliance vaut mieux, et il y a toute apparence que nous parviendrons à la conclure. Ce sera le meilleur héritage que je pourrai laisser à mon neveu, et qui pourra prolonger la paix pour bien des années.
Mon cher neveu me quitte; il va en Angleterre pour se marier. Tout cela est plus éblouissant que solide, car on ne sait où l'établir, et l'on dispute, les uns pour que ce soit à Lünebourg, les autres à Wolfenbüttel. Mais quel que soit le lieu dont on tombe d'accord, il n'y prévoit pas beaucoup d'agréments.
La ville de Berlin a perdu le peu de bon sens qu'elle avait, depuis l'arrivée des Turcs; les femmes veulent à toute force être turquisées, et jouent au passe-dix avec le neveu de l'effendi; les petits garçons vont mettre des turbans, et les coutumes de Constantinople vont donner le ton à Berlin. Je vous avertis, mon cher frère, de vous y préparer, car vous pourriez trouver des changements, dans votre patrie, qui vous surprendraient. Je pars demain pour Potsdam, pour ne pas perdre le peu de bon sens qui me reste; je souhaite d'apprendre de bonnes nouvelles de votre santé, en vous priant d'ajouter foi à la parfaite tendresse et à tous les sentiments d'estime avec lesquels je suis, etc.