<486>souvent de ce chemin pour nous égarer. Cela n'empêche pas, mon cher frère, qu'on ne fasse bien d'établir des manufactures; faire gagner les désœuvrés par le travail est une bonne action, car si la fainéantise est la mère de tous les vices, le travail est le plus sûr gardien de la vertu. Je dois encore ajouter que, si je trouve les grandes richesses dangereuses aux mœurs, je n'exclus pas l'aisance du bon gouvernement; cette dernière contribue au bonheur des hommes, et leur rend le fardeau de la vie plus supportable. Je crois que je bavarderais sur ce sujet sans fin, si je ne me ressouvenais pas de mon âge, et qu'il ne faut pas pousser la patience à bout de celui auquel j'écris. J'ajoute des pisangsa à ma lettre, comme un julep pour vous faire avaler, mon cher frère, ce long radotage, vous priant de me croire avec autant de tendresse que d'estime, etc.
369. AU MÊME.
Le 16 décembre 1781.
Mon très-cher frère,
Vous voulez à toute force, mon cher frère, relever la dignité de notre être. La comparaison de la fourmi vous révolte. Toutefois, quelque peine que je me donne d'exalter mon imagination, en me comparant à l'immensité de l'univers, je me trouve plus fourmi que jamais. Alexandre, Timur, Gengis, Jules César, Charles XII, se sont tous donnés au diable pour faire parler d'eux, et il s'est trouvé qu'un Juif qui s'est fait pendre au Calvaire l'a emporté sur eux tous. Or c'est acheter un peu cher la renommée que de l'acquérir par la pendaison; et je vous avoue, mon cher frère, que je préfère d'être fourmi de Rheinsberg plutôt que d'acheter l'immortalité du nom à ce prix. Notre existence est de trop peu de durée pour l'occuper de trop vastes projets; personne n'achève les siens, et encore, quand on les exa-
a Voyez t. XXIV, p. 224.