286. AU MÊME.
(Potsdam) 3 novembre 1777.
Mon très-cher frère,
Je puis à présent, mon cher frère, vous donner des nouvelles plus intéressantes que par le passé. Nous avons eu ici la comtesse Sacken, la comtesse Schwerin et madame de Heinitz. Je <401>me suis trouvé dans cette compagnie élégante, et, ne pouvant pas voyager,456-c j'en ai profité, comme on dit, pour me former le cœur et l'esprit. Ce sont des personnes qui feront très-bien à Berlin, sociables, aimables, et dont l'éducation tient à quelque chose de cette ancienne éducation de nos dames de Berlin. Je leur donnerai mercredi un intermezzo où dansera la fille de la Marianne, le fils d'un figurant, et une nouvelle danseuse italienne. Vous voyez, mon cher frère, que je remonte sur le tréteau de la représentation; mais j'y serai pour peu de chose.
Mes lettres de Paris contiennent à peu près les mêmes matières que celles dont je vous ai communiqué la substance : même timidité dans le ministère, même faiblesse dans le souverain; de sorte qu'il faudra une émotion violente pour tirer ces gens de la paralysie politique qui les affaisse.
Deux postes me manquent de la Russie, ce qui m'empêche de vous en rien dire.
L'on me parle de deux batailles qui se sont données en Amérique; la cour en est informée à Londres, et elle en supprime les nouvelles. De Paris, l'on annonce positivement que le général Burgoyne a été battu;457-a cependant nous n'aurons de tous ces événements des notions bien claires qu'à la fin de celte année. Toutefois résulte-t-il de ce qu'on apprend que les Anglais seront obligés de se préparer à la campagne prochaine, s'ils veulent entièrement subjuguer les Américains. Pour nous, mon cher frère, nous ne subjuguons, ni ne sommes subjugués. Il me semble que nous sommes dans le cas de ces comédiens allemands qui, pendant leurs féries, vont voir jouer les acteurs français, pour se mouler sur leur modèle. Nous observons les Washington, les Howe, les Burgoyne et les Carleton, pour apprendre d'eux ce grand art de la guerre dont on ne trouve jamais le bout, pour rire de leurs sottises, et pour approuver ce qu ils peuvent faire conformément aux règles. Sa Majesté Britannique et son conseil occupent les premières loges, nous sommes au paradis, et nos sifflets même ne sont pas comptés. Le lord Bute,458-a qui est l'au<402>teur de la pièce, pour rendre la scène touchante, devrait être pendu au dernier acte; trois sont déjà passés; ainsi, à la fin de l'année 1779, ce grand homme pourra servir d'ornement à une potence anglaise. Mais, mon cher frère, je n'y pense pas; il vous est indifférent que Bute soit pendu ou non, et je ne sais de quoi je m'avise de vous entretenir de ces balivernes. Mais les postes ont apporté peu de nouvelles; j'ai épuisé ce que nous fournissent les dames et les spectacles, et le hasard m'a fait tomber sur le sujet des goddams. Je ne finirai cependant pas cette longue missive sans vous assurer de la haute estime et de la tendresse avec laquelle je suis, etc.
456-c Voyez t. XXIV, p. 683, et t. XXV, p. 87.
457-a Voyez t. VI, p. 131 et 132; t. XXV, p. 92.
458-a Voyez t. V, p. 173 et suivantes; t. VI, p. 129 et suivantes.