246. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 2 décembre 1752.
Ma très-chère sœur,
Vos lettres, bien loin de m'ennuyer, sont des instructions philosophiques dont les philosophes mêmes pourraient profiter. S'il y a un être créé digne d'avoir une âme immortelle, c'est vous, sans contredit; s'il y a un argument capable de me faire pencher vers cette opinion, c'est votre génie. Cependant, ma chère sœur, j'aime mieux croire que la nature a fait une exception en votre faveur que de me flatter du même bénéfice. Il est bien sûr que, quand nous nous représentons ce que nous sommes, sans les sens et sans la mémoire il ne reste rien de ce qui fait le nous, et c'est bien sur quoi je compte, regardant le temps que je vis comme l'unique qui m'est destiné entre l'éternité des temps qui m'a précédé et celle qui me succédera. Je sais que je n'ai pas été avant ma naissance, et du passé je conclus au futur. D'ailleurs, à quoi bon cette partie de nous-mêmes survivrait-elle à l'autre? que ferait-elle? à quelle sauce la mettrait-on? Toutes ces raisons me fortifient dans mon sentiment, et je ne crois pas qu'on ait à se plaindre de redevenir ce que l'on a été. Pour moi, je bénis la nature de m'avoir favorisé, en naissant, d'une sœur qui seule pourrait faire la consolation de ma vie, de m'avoir donné des parents qui sont estimables par leurs vertus, et de ne m'avoir point donné un esprit inquiet et difficile à satisfaire. Voilà ma petite confession de foi, qui ne ressemble ni à celle d'Augsbourg, ni au catéchisme de Calvin. Il n'est pas donné à tout le monde d'être orthodoxe, mais il dépend de chacun de suivre les lois de la nature, et c'est, je crois, à cette philosophie pratique qu'un honnête homme doit le plus s'appliquer. Mais je ne sais de quoi je m'avise de vous parler de mes rêveries. Vous, qu'on peut entretenir du cèdre jusqu'à l'hysope,a et passer de la philosophie la plus sublime à l'histoire des pompons, vous me pardonnerez si j'égaye ma lettre par ces bagatelles que j'offre à votre toilette; quoique grand philosophe et grand capitaine, vous ne sauriez vous dis-
a Voyez I Rois, chap. IV, v. 33, et notre t. XVI, p. 164.