<286>moindres occasions de mettre au jour les sentiments qu'il renferme. J'ai été très-mal, ayant eu des coliques continuelles, accompagnées de douleurs dans tous les membres. Je suis encore fort faible, ne pouvant rattraper le sommeil. J'ai eu recours aux sermons; mais ils m'ont ennuyée au lieu de m'endormir.

J'aurais dû commencer ma lettre par des félicitations, mon très-cher frère, sur votre nouvelle royauté; j'ai lu dans les gazettes l'offre qu'on vous a faite du royaume de Corse; j'en ai senti une joie excessive, puisque les barbares mêmes rendent justice à votre mérite. Je souhaiterais que toute l'Italie prît une pareille résolution; nous y verrions renaître le siècle des Césars.

Je dois m'accuser d'avoir commis une grande faute envers vous, mon cher frère; cette faute a attiré sur moi le courroux céleste; la maladie que je viens d'essuyer en est une punition. Étant à Naples, je me rendis un jour à une montagne où il y avait quantité de vieilles ruines; je vis à quelque distance de moi les débris d'un tombeau. J'en approche; mais quelle est ma surprise! Une voix sort du fond de cette pyramide, qui m'appelle par mon nom : « Approche, me dit-elle; je suis Virgile. J'étais né pour chanter les héros; les dieux, pour récompenser mon zèle, m'ont transformé en laurier pour couronner le plus grand des mortels, ne pouvant plus le chanter; c'est à toi que cet honneur est réservé. » La voix se tut; je cueillis au plus vite quelques branches de cet arbre merveilleux. A peine en eus-je formé une couronne, qu'il se dessécha. Une inscription lumineuse parut sur la pyramide; elle était en vers, en voici le sens : « Mon ombre quitte pour jamais ce séjour, puisque aucun mortel ne sera plus digne de mes lauriers. »a Mes domestiques ont emballé


a Le passage qui finit ici rappelle les Vers qui accompagnaient une branche de laurier cueillie (le 30 mai 1755) sur le tombeau de Virgile :
     

Au tombeau de Virgile un immortel laurier
De l'outrage des temps seul a su se défendre,
Toujours vert et toujours entier.
Je voulais le cueillir, et n'osais l'entreprendre;
Prévenant mon effort, je l'ai vu se plier,
Et cette voix s'est fait entendre :
« Approche, auguste sœur du rival d'Alexandre;
Frédéric de ma lyre est le digne héritier;
J'y joins un nouveau don que lui seul peut prétendre.
Déjà son front par Mars fut cinq fois couronné;
Qu'aujourd'hui par ta main il soit encore orné
Du laurier qu'Apollon fit naître de ma cendre. »

Ces vers furent imprimés sans nom d'auteur dans le Mercure de France, en janvier 1756, t. II, p. 20, et réimprimés dans le même journal en septembre 1768, p. 5, comme étant de Voltaire; mais La Condamine les réclama par une lettre insérée dans le tome II, octobre 1768, p. 60-62. C'est pour cela que M. Beuchot n'a pas admis ces vers dans son édition des Œuvres de Voltaire. Voyez cette édition, t. XIV, p. 305. Quant à La Condamine, voyez t. II, p. 39, et ci-dessus, p. 305.