<304>peut-il survivre à son État, à la gloire de sa nation, à sa propre réputation? Qu'un électeur de Bavière dans l'enfance ou plutôt dans une espèce de sujétion de ses ministres, et stupide à la voix de l'honneur, se livre en esclave à l'impérieuse domination de la maison d'Autriche, et baise la main qui opprima son père, je le pardonne à sa jeunesse et à son ineptie; mais sera-ce là l'exemple que je devrai suivre? Non, ma chère sœur, vous pensez trop noblement pour me donner d'aussi lâches conseils. La liberté, cette prérogative si précieuse, sera-t-elle moins chère, dans le dix-huitième siècle, à des souverains qu'elle le fut aux patriciens de Rome? Et où est-il dit que Brutus et Caton pousseraient la générosité plus loin que des princes et des rois? La fermeté consiste à s'opposer au malheur; mais il n'y a que des lâches qui fléchissent sous le joug, qui portent patiemment leurs chaînes, et supportent tranquillement l'oppression. Jamais, ma chère sœur, je ne pourrai me résoudre à cette ignominie. L'honneur qui m'a poussé à exposer cent fois ma vie dans la guerre m'a fait affronter la mort pour de moindres sujets que pour ceux-ci. La vie ne vaut certainement pas la peine qu'on s'y attache si fort, surtout quand on prévoit qu'elle ne sera désormais qu'un tissu de peines, et qu'il faudra se nourrir de ses larmes :

La douleur est un siècle et la mort un instant.

Si je ne suivais que mon inclination, je me serais dépêché d'abord après la malheureuse bataille que j'ai perdue; mais j'ai senti que ce serait faiblesse, et que c'était mon devoir de réparer le mal qui était arrivé. Mon attachement à l'État s'est réveillé; je me suis dit : Ce n'est pas dans la bonne fortune qu'il est rare de trouver des défenseurs, mais c'est dans la mauvaise.a Je me suis fait un point d'honneur de redresser tous les dérangements, à quoi j'ai encore réussi en dernier lieu en Lusace; mais à peine suis-je accouru de ce côté-ci pour m'opposer à de nouveaux ennemis, que Winterfeldt a été battu et tué auprès de Görlitz, que les Français entrent dans le cœur de mes États, que les Suédois bloquent Stettin. Il ne me reste à présent plus rien de bon à faire; ce sont trop d'ennemis. Quand même je réussirais à battre


a Voyez t. XXVI, p. 248.