184. A LA MÊME.
Potsdam, 2 mars 1747.
Ma très-chère sœur,
J'ai reçu le tableau que vous avez eu la bonté de m'envoyer. J'ai été bien fâché de voir que le voyage en avait terni une partie des beautés; cependant il en reste assez pour voir qu'il est de la main d'un grand peintre. C'en est trop pour vous, ma chère sœur; vous ne devriez pas réunir tant de talents différents sur la même tête. Je crains que cette peinture ne fasse du tort à votre santé; une attitude courbée ne convient guère aux obstructions. Croyez-moi, la santé est tout ce que nous avons de plus précieux dans ce monde. Il y a l'infini entre un homme malade et un autre qui se porte bien; j'en fais la malheureuse expérience. On pense faiblement, on travaille mal, et on agit inférieurement à tout cela, quand un petit viscère se détraque, ou quand une petite soupape refuse de faire son devoir. Nous sommes bien peu de chose, nous ne tenons à la vie que par un cheveu, et, à nous entendre, on dirait que la nature nous a pourvus de corps d'airain. Nous tirons tout le parti de notre machine que nous pouvons, et <156>notre imagination, qui bat la campagne et court se précipiter dans l'avenir, embrasse des siècles entiers, et laisse loin derrière elle un corps languissant qui se traîne et périt. Horace a bien eu raison de dire :1_176-a
O Postume! le temps passe;
Pourquoi dans un si court espace
Renfermer de si longs projets?
Je m'égare un peu dans la morale, et je crains bien que vous direz qu'Horace est un sot dans ma bouche. Pour passer à des objets plus gracieux, je vous dirai que j'ai entendu les airs des Fêtes galantes, qui sont charmants; la Masi y chantera, l'Astrua n'arrivera qu'à la fin d'avril. Il nous arrive un sculpteur de Paris, nommé Adam, qui est un des meilleurs de ce siècle, et j'attends encore un peintre qui ne lui est point inférieur par ses talents. Je passe ainsi ma vie, partageant mon loisir entre les arts, ayant du goût pour tous, et ne donnant l'exclusion à aucun. Je vous prie, ma chère sœur, de me croire avec la plus parfaite amitié, etc.
1_176-a Odes, liv. II, ode 14, V. 1 et suivants.