<162>

190. DE LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

Le 4 août 1747.



Mon très-cher frère,

Si je ne suivais que mon empressement et ce penchant secret qui m'attire vers vous, il y aurait déjà longtemps, mon très-cher frère, que j'aurais contenté le désir que j'ai de vous revoir et de vous réitérer toute l'étendue de ma tendresse. Je voudrais que ma santé délabrée se prêtât tant soit peu aux instigations de mon cœur; je volerais sur-le-champ pour accomplir mes vœux. Mes infirmités opiniâtres ne me permettent pas de me flatter d'un si grand bonheur.1_183-a Je craindrais même de vous être à charge. Quelle satisfaction pourrait vous causer un squelette ambulant, tourmenté de mille maux, qui ne se trouve bien que quand il souffre moins. Un souffle, une goutte de rosée dérange en un instant tout ce que l'art a pu opérer dans un long espace. Voilà mon portrait en deux mots. Vous voyez, mon très-cher frère, combien il est peu aimable. A ce qu'il me paraît, le détail que j'ai eu l'honneur de vous faire des femelles du Carlsbad a donné matière à votre morale épicurienne. Je ne puis tirer grande gloire de ma vertu. Je suis d'opinion que cette qualité ne consiste qu'à résister aux tentations. Comme je n'y suis point exposée, et que je possède l'attribut de n'y point être susceptible, je ne puis tirer vanité d'un mérite inné avec moi. Rien ne me fait plus de plaisir qu'un bel opéra; mes oreilles communiquent les doux accents de la voix jusqu'au fond de mon cœur. Un beau jardin, de magnifiques bâtiments charment mes yeux. Mais si de pareils plaisirs pouvaient faire tort à mon honneur, je m'en priverais. Je conclus de là que, pouvant jouir de tant de sortes de satisfactions innocentes, on peut fort bien se passer de celles qui nous sont défendues, ou du moins vaincre des passions auxquelles on attache une espèce d'infamie quand on les satisfait. Pour moi, je me pique de constance, et rien ne sera jamais capable d'étouffer dans mon cœur les sentiments d'amitié et de tendresse que j'ai pour <163>un si cher frère, qui sont aussi innés en moi que mon insensibilité peu platonicienne, étant avec tout le respect imaginable, mon très-cher frère, etc.


1_183-a La Margrave surprit son frère en arrivant à Potsdam le 15 août.