260. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Ce 29 (avril 1753).
Ma très-chère sœur,
Votre lettre me tire de la plus cruelle incertitude où mortel puisse se trouver. J'appréhendais pour votre précieuse santé. J'avais dépêché Cothenius pour Baireuth, et je ne recevais point de nouvelles. Grâces au ciel, vous m'en donnez vous-même, et de bonnes. Si ma malheureuse machine n'était pas enchaînée ici sur ma galère, j'aurais volé à vous pour me tirer d'inquiétude; mais je suis moins maître de mes actions que le plus petit particulier, et il faut que je rame, puisque c'est mon destin de ramer. J'ai cependant eu la consolation de revoir ma sœur d'Ansbach. Jugez du plaisir que j'ai ressenti en embrassant une amie de mon enfance, une sœur que j'aime tendrement, et que je n'ai vue de neuf ans.1_260-a Il n'y a eu que le congé de triste dans tout cela, et ce sont, je crois, des moments qu'il faut éviter autant qu'il est possible. Elle sera aujourd'hui à Brunswic, et je crois que vers le 7 ou le 8 du mois qui vient, elle sera à Baireuth. Elle vous dira, ma chère sœur, que nous nous sommes souvent entretenus sur votre sujet, et que vous êtes aimée et adorée de toute la famille. Je trouve sa santé mauvaise, et je l'ai conjurée de consulter Cothenius en passant à Baireuth. J'ose vous supplier de l'en faire ressouvenir. Elle a entendu l'opéra de Didon et mes chanteurs, ce qui l'a amusée. Je crois qu'ils n'ont que peu de bons sujets en Italie. Le moyen de les avoir, quand on les recherche à tant de théâtres, et que de grands princes les payent à leur pesant d'or?
A propos de théâtres, ne croyez pas que je vous aie dit la centième partie des friponneries de Voltaire; il y aurait de quoi en faire un sottisier gros comme un volume de Bayle. C'est bien dommage que les grands talents de cet homme soient ternis par l'âme la plus noire et la plus perfide, qui aigrit et gâte tout son esprit. Je pars demain au soir pour la Silésie. Je prends congé de vous, ma chère sœur, parce que pendant quinze jours je serai <231>plus errant que ce Juif qu'on dit courir le monde, et que je ne pourrai vous écrire qu'à mon retour. Je fais mille vœux pour votre santé et pour votre contentement. Soyez persuadée qu'ils partent d'un cœur qui est tout à vous, et qui ne cessera de vous donner des marques de son attachement qu'en rendant le dernier soupir. Ce sont les sentiments, ma très-chère sœur, de votre, etc.
1_260-a Frédéric avait été à Ansbach le 17 septembre 1743. Voyez ci-dessus, p. 134 et suivantes.