278. A LA MÊME.
Le 2 août 1754.
Ma très-chère sœur,
Je suis fort fâché de ce que vous n'ayez pas pu continuer les eaux; j'aurais souhaité que Cothenius n'eût pas eu besoin de vous les faire interrompre, et je crains bien plus, à présent que vous aurez appris la fin de Montperni, que la peine que vous cause sa perte n'altère votre faible convalescence. Je vous conjure, ma chère sœur, de vous servir de tout l'empire que vous avez sur vous-même, de cette divine raison dont vous faites en toute occasion un si excellent usage, pour modérer les mouvements de votre sensibilité. Vous vous trouvez dans une situation où j'ai eu le malheur d'être trop souvent dans ma vie; mais nos regrets sont superflus. Ceux qui sont morts ne sont pas à plaindre; ils sont sourds à nos plaintes, ils n'entendent plus la voix de l'amitié qui leur parle encore. Le temps nous apprend toujours à nous consoler de leur perte; pourquoi la raison ne ferait-elle pas autant que le temps? D'ailleurs, ce qui est une fois ne saurait pas ne plus être. Nous sommes faits dans le monde pour recevoir avec une égale douceur le bien et le mal que la nature nous distribue; murmurer contre des événements désagréables et fâcheux pour nous, c'est s'opposer aux lois universelles,1_280-a qui veulent une mutation perpétuelle de la matière. D'ailleurs, notre propre vie est si brève, que, à bien considérer les choses, nous sommes insensés de nous affliger de la perte d'amis que nous rejoindrons dans peu.1_280-b Il faut regarder le monde comme un spectacle varié, comme une lanterne magique qui nous montre sans cesse de nouveaux objets, et qui en fait sans cesse disparaître, jusqu'à ce que notre tour vienne, et que nous fassions place à de nouveaux venus. Si vous voulez bien aussi penser et réfléchir, d'un autre côté, combien de personnes vous sont chères et attachées, vous trouverez peut-être que, à tout bien résumer, la mort vous aurait pu porter des coups bien plus sensibles. Songez, d'ailleurs, <248>combien de personnes s'intéressent vivement à votre personne, et quel chagrin vous leur causeriez, si un trop grand abandon à la douleur nuisait à votre santé. Je vous conjure, ma chère sœur, faites un généreux effort sur vous-même, et que l'étourderie d'un homme qui s'est livré lui-même entre les mains de misérables empiriques ne dérange pas votre précieuse santé. J'ose vous conjurer par les bontés que vous avez pour moi de ménager une santé et une vie dont dépend la mienne. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis à jamais, ma très-chère sœur, etc.
1_280-a Voyez t. XX, p. 31 et 32, no 5.
1_280-b Voyez t. XII, p. t.114; t. XIII, p. 194; et t. XXV, p. 50.