14. A LA MÊME.
Erfurt, 27 septembre 1757.
Ma chère sœur,
Nos affaires en sont encore sur le pied que je vous l'ai écrit dernièrement. Je fais comme ces gens accablés de mouches, qui les chassent de leur visage; mais quand l'une s'envole de la joue, une autre vient se mettre sur le nez, et à peine s'en est-on défait, qu'une nouvelle volée se place sur le front, sur les yeux, et partout. Enfin cet ouvrage durera, je crois, jusqu'à ce que le grand froid engourdisse cet essaim insupportable. Souvent je voudrais m'enivrer pour noyer le chagrin; mais comme je ne saurais boire, rien ne me dissipe que de faire des vers, et tant que la distraction dure, je ne sens pas mes malheurs. Cela m'a renouvelé le goût pour la poésie, et quelque mauvais que soient mes vers, ils me rendent, dans ma triste situation, le plus grand service. J'en ai fait pour vous, ma chère sœur, et je vous les envoie, pour que vous voyiez que la tristesse même ne m'empêche pas d'avoir l'esprit rempli de votre souvenir.
Vous souffrez donc aussi de nos cruelles guerres,
Et le Français fougueux, insolent et pillard,
Conduit par un obscur César,
A, dit-on, ravagé vos terres;
Tandis que sans raison, guidé par le hasard.
Un ennemi cent fois plus dur et plus barbare,
Par la flamme et le fer signalant ses exploits,
Par le Cosaque et le Tartare,
A réduit la Prusse aux abois.
Mais écartons de la mémoire
Des sources de douleur qu'on ne peut épuiser;
Nous rappeler toujours notre funeste histoire
Serait aigrir des maux que l'on doit apaiser.
Moi, dont les blessures ouvertes
Saignent encor de tant de pertes,
Et proche des bords du tombeau,
Pourrais-je en rimes enfilées
Peindre, d'un languissant pinceau,
Dans l'ennui, dans le deuil tant d'heures écoulées,
<400>Et de nos pertes signalées
Renouveler l'affreux tableau?
Lorsque de l'occident amenant les ténèbres,
Etendant sur l'azur des cieux
Les crêpes épaissis de ses voiles funèbres,
La nuit vient cacher à nos yeux
De l'astre des saisons le globe radieux,
Philomèle au fond d'un bocage
Ne fait plus retentir de son tendre ramage
Les échos des forêts alors silencieux;
Elle attend le moment que la brillante aurore,
Versant le nectar de ses pleurs,
Avec l'aube nous fasse éclore
Le jour, les plaisirs et les fleurs.
Ma sœur, en suivant son exemple,
Muet dans ma douleur, sensible à mes revers,
Laissant pendre mon luth, laissant dormir les vers,
J'attends que la Fortune, à la fin, de son temple
Me rende les sentiers ouverts.
Mais si je vois que la cruelle
D'un caprice obstiné me demeure infidèle,
Du fond de ses tombeaux et des urnes des morts
Je n'entraînerai point la plaintive élégie
Dont l'artifice et la magie
Nous endort sur les sombres bords.
Ah! plutôt sur le ton de la vive allégresse
J'aimerais à monter mon luth,
Suivre des Ris la douce ivresse,
Aux Plaisirs payer mon tribut.
Qui se trouve au milieu des fleurs à peine écloses,
L'air plein de leurs parfums, et l'œil de leurs attraits.
Cueille l'œillet, les lis, les jasmins et les roses.
En se détournant des cyprès.
Tandis que ces riants objets
A moi se présentent en foule,
Emporté d'un rapide cours,
Le temps s'enfuit, l'heure s'écoule.
Et m'approche déjà de la fin de mes jours.
Pourrai-je encor sur le Parnasse.
Me traînant sur les pas d'Horace,
Monter, en étalant mes cheveux blanchissants.
Quand neuf lustres complets dont me chargent les ans
Me montrent la frivole audace
<401>D'efforts désormais impuissants?
Les Muses, on le sait, choisissent leurs amants
Dans l'âge de la bagatelle;
Hélas! j'ai passé ce bon temps.
Si pourtant, m'honorant d'une faveur nouvelle,
Calliope daignait, en réchauffant mes sens,
M'inspirer par bonté des sons encor touchants,
Rempli des feux de l'immortelle,
Croyant mes beaux jours renaissants.
Je chanterais vos agréments,
Votre amitié tendre et fidèle,
Vos grâces, vos divers talents;
Par les accords de l'harmonie,
De l'émule de Polymnie
Je pourrais attirer les regards indulgents.
Trop promptement, hélas! de cet aimable songe
Se dissipe l'illusion;
Déjà le réveil me replonge
Dans la sombre réflexion.
Qu'importe qu'une muse folle
M'égare par sa légèreté?
Heureux quand l'erreur nous console
Des ennuis de la vérité!1_449-a
Je suis avec une parfaite tendresse, ma très-chère sœur, etc.
1_449-a Ces vers se trouvent déjà, avec quelques corrections de l'Auteur, t. XII, p. 48-51.