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ARTICLE XII. DES TALENTS QU'IL FAUT A UN GÉNÉRAL.43-a

Un parfait capitaine est un être de raison; c'est la république platonicienne, c'est le centre de gravité des philosophes, c'est l'or potable des chimistes. La perfection est incompatible en tout genre avec l'humanité; mais le sentiment de notre imperfection ne doit pas nous empêcher de tracer de parfaits modèles, pour que ces âmes généreuses, animées d'un principe d'honneur et d'émulation, en approchent en partie, si elles ne peuvent pas l'imiter en entier.

Ce ne sont, après tout, que les grands exemples et les grands modèles qui forment les hommes; et si des héros comme Eugène, Condé, Turenne ou César attirent notre admiration, combien plus ne doit-on point être ému par un tableau qui nous représente leurs différentes perfections réunies ensemble! Combien de vertus contradictoires n'entrent pas dans la composition d'un général!

Je suppose, devant toutes choses, qu'il soit honnête homme et bon citoyen, qualités sans lesquelles l'habileté et l'art de la guerre sont plus pernicieux qu'utiles. On demande, de plus, qu'il soit dissimulé, paraissant naturel, doux et sévère, sans cesse défiant et toujours tranquille, ménager par humanité et quelquefois prodigue du sang de ses soldats, travaillant de la tète, agissant de sa personne, discret, profond, instruit de tout, n'oubliant pas une chose pour en faire une autre, et ne négligeant pas comme étant au-dessous de lui ces petits détails qui tiennent si fort aux grandes choses.

Je recommande toutes ces qualités, à cause de leur importance. En voici la raison. L'art de cacher sa pensée, ou la dissimulation, est indispensable à tout homme qui a de grandes affaires à conduire. Toute l'armée lit son sort sur son visage; elle examine les causes de sa bonne ou de sa méchante humeur, ses <40>gestes; en un mot, rien n'échappe.44-a Quand il est pensif, les officiers disent : Sans doute que notre général couve un grand dessein. A-t-il l'air triste ou chagrin : Ah! dit-on, c'est que les affaires vont mal. Leur imagination, qui se donne à de vaines conjectures, croit pis que le mal réel. Ces bruits découragent, ils courent l'armée, et passent de votre camp dans celui de l'ennemi. Il faut donc que le général soit comme un comédien, qui monte son visage sur l'air qui convient au rôle qu'il veut jouer, et, s'il n'est pas maître de lui-même, qu'il affecte une maladie, ou qu'il invente quelque prétexte spécieux pour donner le change au public. Arrive-t-il quelque mauvaise nouvelle, on fait semblant de la mépriser devant le monde, on étale avec ostentation le nombre et la grandeur de ses ressources, on dédaigne l'ennemi en public, on le respecte en particulier. Si quelque parti essuie une disgrâce à la petite guerre, on en examine la raison; on trouve toujours que c'est la mauvaise conduite ou l'ignorance de l'officier qui l'a mené qui en est la cause; on dit ouvertement que ce n'est point faute de la bravoure des troupes qui ont eu à essuyer ce malheur; on examine les fautes de cet officier, et on en fait une leçon aux autres. De cette façon vous instruisez les officiers, et vous n'ôtez point aux troupes la confiance qu'elles ont en leurs propres forces.

La douceur et la sévérité s'exercent alternativement avec le soldat; il faut que le général soit populaire, qu'il parle aux soldats, soit lorsqu'il passe dans leurs tentes, ou lorsque c'est un jour de marche. On voit quelquefois si la marmite va bien, on entre dans leurs petits besoins et l'on fait ce que l'on peut pour les soulager, on leur épargne des fatigues inutiles. Mais on fait tomber toute la rigueur de la loi sur le soldat mutin, sur le raisonneur, sur le pillard, et l'on fait, lorsqu'il est nécessaire, des punitions sévères aux déserteurs. En un mot, tout ce qui regarde le service doit être regardé gravement; tout ce qui est hors de là souffre de l'indulgence. On loue les officiers des belles actions qu'ils ont faites, on leur fait des honnêtetés, on leur rend service; mais on ne les épargne pas dans toutes les choses qui regardent leur devoir, et on les oblige à le faire par force quand <41>ils le négligent. Le général ne fait pas mal de parler quelquefois guerre avec les généraux de son armée qui ont le plus de lumières; on les met sur des chapitres généraux, on entend leurs sentiments, et si, dans la liberté de la conversation, ils ouvrent un bon avis, il faut en profiter sans faire remarquer qu'on trouve la chose bonne; mais, lorsqu'elle est exécutée et qu'elle a réussi, il faut dire en présence de beaucoup d'officiers : C'est à monsieur un tel que je dois le succès de cette affaire. Vous flattez par ce moyen l'amour-propre des autres, vous les intéressez à l'avantage des affaires générales, et votre modestie, au lieu de vous attirer des envieux, vous gagne des amis.

Les Normands donnent une règle à leurs enfants : Défie-toi. - De qui? - De tout le monde. Ici c'est le cas de se défier de ses ennemis; il n'y a que des fous qui s'y confient. Mais quelquefois la sûreté vous endort, et je demande qu'un général veille toujours sur le dessein de ses ennemis; il est la sentinelle de son armée, il doit voir, entendre, prévoir et prévenir pour elle tout le mal qui pourrait lui arriver. C'est après les plus grands avantages qu'il faut être le plus défiant. On croit l'ennemi découragé, et vous tombez en léthargie sur toutes ses entreprises. Souvent un ennemi habile vous amuse par de feintes propositions de paix; ne donnez pas légèrement dans ce piége, et songez que ses intentions ne sauraient être sincères.

Il faut toujours raisonner sur la situation où l'on se trouve, et dire : Quel dessein formerais-je, si j'étais de l'ennemi? Après en avoir imaginé plusieurs, il faut penser aux moyens de les faire échouer, et surtout corriger sur-le-champ ce qu'il y a de défectueux ou dans votre position, ou dans votre campement, ou dans vos dépôts, ou dans vos détachements. Ces corrections doivent être promptes : les heures décident de beaucoup à la guerre, et c'est là que l'on apprend à connaître le prix des moments. Que tout ceci ne vous rende pas timide, car la hardiesse veut être jointe à la circonspection; et comme on ne peut jamais démontrer la sûreté d'une entreprise, il suffit de la bien disposer. L'événement doit se remettre à la fortune. Cela se réduit donc à prévoir et à éviter tout le mal que l'ennemi pourrait nous faire, et à lui donner tant d'appréhensions pour lui-même, que ces in<42>quiétudes et vos entreprises continuelles le réduisent à la défensive.

Si vous voulez gagner l'amitié du soldat, ne le fatiguez ni ne l'exposez sans qu'il voie que cela est nécessaire. Soyez leur père, et non pas leur bourreau. On ménage le soldat dans les siéges par les sapes, et dans les batailles en prenant les ennemis par leur faible, et en expédiant promptement. C'est pourquoi, plus les attaques sont vives, et moins elles coûtent; en abrégeant les batailles, vous ôtez au temps le moyen de vous emporter du monde, et le soldat ainsi conduit prend confiance au général, et s'expose gaîment aux dangers.

Le principal ouvrage du général, c'est le travail du cabinet, faire des projets, combiner des idées, réfléchir sur les avantages, choisir ses positions principales, prévoir les desseins des ennemis, les prévenir et les inquiéter sans cesse. Mais cela ne suffit pas; il faut encore qu'il soit actif, qu'il ordonne et qu'il exécute, qu'il voie toujours par lui-même. Il faut donc qu'il prenne ses camps, qu'il pose ses gardes, et qu'il se promène souvent à l'entour du camp pour se rendre les situations familières; car, s'il lui arrivait d'être attaqué à l'improviste, rien ne lui sera nouveau. Les situations se sont si bien imprimées dans son esprit, qu'il peut donner ses ordres de tous côtés, comme s'il était sur les lieux, et que rien ne peut arriver à quoi il n'ait pensé d'avance; ainsi ses dispositions seront toujours justes. Il faut donc raisonner en soi-même sur les positions de détail d'un camp et les revoir souvent, car quelquefois les bonnes idées ne viennent qu'après avoir réfléchi sur le même objet plusieurs fois. Soyez donc actif et infatigable, et défaites-vous de toute paresse de corps et d'esprit, sans quoi vous n'égalerez jamais les grands capitaines qui nous servent d'exemple.

Un ancien a dit que ce n'était pas être homme que de ne pas savoir se taire. L'indiscrétion, qui n'est qu'un défaut léger dans la société civile, devient un vice important dans un général, à cause que, s'il divulgue les plus beaux projets du monde qu'il a faits, l'ennemi les apprend, et les fait avorter avant leur naissance. La première précaution que l'on prend est de donner des chiffres à tous les généraux qui commandent des corps ou dans <43>des forteresses, pour qu'une lettre interceptée ne renverse pas vos desseins. On cache même, à la guerre, ses véritables intentions, et comme telle entreprise demande beaucoup et divers préparatifs, on les fait sous d'autres prétextes, et l'on déroute ceux qui veulent en pénétrer le but. On ne donne souvent les ordres et les dispositions que sur le tard et la veille qu'on les veut exécuter. Il ne faut pas employer souvent la même ruse pour cacher ses desseins, mais les varier et en inventer souvent de nouvelles; car un général est environné de cinquante mille curieux de son armée qui veulent le deviner, et d'ennemis qui ont un plus grand intérêt encore à approfondir ses vues.

Il faut que le général pèse tous ses desseins avec circonspection, qu'il soit lent dans ses délibérations, mais qu'il prenne des résolutions courtes dans des jours de bataille et dans des cas inopinés, et qu'il sache qu'il vaut mieux prendre une mauvaise résolution et l'exécuter sur-le-champ que de n'en prendre aucune.

Le général ne doit pas non plus exposer légèrement sa personne; surtout il ne doit jamais risquer d'être fait prisonnier.48-a


43-a Cet article est omis dans la traduction.

44-a Voyez t. VIII, p. 133.

48-a La traduction inédite de ce chapitre ajoute ici : Dieserwegen muss derjenige, so eine Armee commandiret, sich niemals à la tête von seiner Cavallerie setzen, um den Feind zu attaquiren. Voyez t. II, p. 76, 83 et 84; t. XVII, p. 98 et 99.