ARTICLE XXV. DES COMBATS ET DES BATAILLES.
1. DE LA SURPRISE DES CAMPS.
Il est fort difficile de surprendre les Autrichiens dans leur camp, à cause des troupes légères qui les environnent pour l'ordinaire. Pour l'ordinaire, quand deux armées campent dans un voisinage fort proche, ou elles décident leurs affaires promptement, ou l'une des deux occupe un poste inattaquable; cet événement arrive rarement entre de grandes armées, mais il est commun entre les détachements. Pour surprendre son ennemi dans son camp, il faut qu'il ne pense point à pouvoir être surpris, et qu'il se fie ou à sa supériorité, ou sur son poste, ou sur ses avis, ou enfin qu'il se repose entièrement sur la vigilance de ses troupes légères. Dans tous les desseins que l'on forme, la première chose par laquelle il faut commencer, c'est de connaître le pays, ensuite la disposition locale des ennemis. Il faut connaître parfaitement tous les chemins qui vont à ce camp, et faire ensuite la disposition générale, fondée sur toutes ces connaissances de détail; l'on choisit ce qu'il y a de mieux et de plus instruit parmi les chasseurs pour conduire les colonnes, et l'on couvre toutes ces choses du voile du mystère et du secret, qui est l'âme de pareilles entreprises. On porte ses troupes légères en avant sous d'autres prétextes, mais en effet pour empêcher qu'un maudit déserteur ne vous trahisse; ces hussards empêchent les patrouilles de l'ennemi de s'aventurer et de s'apercevoir des mouvements de l'armée. On donne des instructions aux officiers généraux pour tous les cas, de sorte qu'ils sont instruits de ce qu'ils doivent faire à tout événement. Si le camp de l'ennemi est dans une espèce de plaine, on peut faire une avant-garde de dragons qui, se joignant aux hussards, s'abandonnent à toute bride dans le camp des ennemis, y portent le désordre, et sabrent tout ce qu'ils trouvent. Il faut les soutenir de toute l'armée, prendre son infanterie en avant, et surtout opposer de l'infanterie aux ailes de cavalerie des ennemis. L'attaque de l'avant-garde doit <69>commencer une demi-heure avant le jour, et l'armée ne doit en être éloignée que de huit cents pas. On observe un profond silence durant la marche; on défend aux soldats de fumer du tabac. Dès que l'attaque commence, et que le jour paraît, l'infanterie, en formant quatre à cinq têtes, marche tout droit au camp, pour soutenir l'avant-garde. Elle ne tirera point avant la pointe du jour, car elle pourrait blesser ses propres gens; mais lorsque l'on peut voir, on fait tirer vers les endroits où le ravage de l'avant-garde ne tombe pas, principalement sur les ailes de cavalerie, dont les cavaliers, n'ayant ni le temps de seller et de brider, seront obligés de se retirer à pied et d'abandonner les chevaux. On poursuivra l'ennemi à l'autre côté du camp, et on lui lâchera toute la cavalerie, pour profiter de son désordre et de sa confusion. Si l'ennemi a abandonné ses armes, il faut laisser un gros détachement pour la garde de son camp, ne se point arrêter au pillage, mais le poursuivre avec toute la chaleur imaginable, d'autant plus qu'on ne saurait jamais en trouver d'occasion plus belle, qu'on détruira totalement cette armée, et que, le reste de la campagne, l'on fera tout ce que l'on voudra. La fortune m'avait donné une occasion semblable le jour de la bataille de Mollwitz, car nous arrivâmes sur M. de Neipperg avant qu'aucun ennemi parût; ses troupes cantonnaient en trois villages, mais je n'eus ni l'esprit ni l'habileté d'en profiter. Voici ce qu'il aurait fallu faire : prendre le village de Mollwitz entre deux colonnes d'infanterie, l'envelopper et l'attaquer,78-a détacher en même temps vers les autres deux villages, où était la cavalerie autrichienne, des dragons pour les mettre en confusion, de l'infanterie pour les empêcher de monter à cheval; je suis persuadé que toute leur armée aurait été perdue.
2. PRÉCAUTIONS CONTRE LES SURPRISES.
J'ai déjà dit quelles précautions nous prenons dans nos campements, et comme nous les gardons; mais en supposant que, malgré toutes ces précautions, l'ennemi peut approcher de l'armée, voici ce que je conseillerais de faire. Les troupes se met<70>tront promptement en bataille sur le terrain qui leur est assigné; la cavalerie attaquera brusquement ce qu'il y a vis-à-vis d'elle; l'infanterie restera sur son poste, et fera un feu de peloton le plus vif qu'elle pourra jusqu'à l'aube du jour, que les généraux verront où ils en sont, s'il convient d'avancer, si leur cavalerie est victorieuse ou battue, et ce qu'ils pourront entreprendre. Dans ces sortes d'occasions, il faut qu'un chacun prenne son parti et agisse de lui-même, sans attendre les ordres du général en chef.
Pour moi, je n'attaquerais jamais au milieu de la nuit, parce que l'obscurité entraîne le désordre, et que beaucoup de soldats ne font leur devoir que lorsqu'ils sont vus et qu'ils craignent la punition. Sur l'île de Rügen, en 1715, Charles XII attaqua de nuit le prince d'Anhalt, qui ne venait que d'y débarquer. Le roi de Suède avait raison de le faire, car il voulait cacher sa faiblesse, qui aurait été découverte de jour; il n'avait que quatre mille hommes, il en attaqua vingt mille, et fut battu.79-a
3. ATTAQUES DE RETRANCHEMENTS.
Si vous êtes obligé d'attaquer un ennemi retranché, faites-le d'abord, et ne lui donnez pas le temps de perfectionner son ouvrage, car ce qui était bon le premier jour devient souvent mauvais le second. Avant que d'attaquer, reconnaissez vous-même le poste de l'ennemi. Votre première disposition, qui roule sur le choix de l'attaque, facilite votre succès ou le rend difficile. La plupart des retranchements se prennent parce qu'ils ne sont pas assez bien appuyés; celui de Turin se prit du côté de la Doire, où le prince d'Anhalt eut assez de terrain pour le tourner, et celui de Malplaquet, par le bois qui était à la gauche de Villars, par lequel on le tourna. Si l'on s'était d'abord avisé de cette attaque, cela aurait épargné la vie à à peu près quinze mille hommes <71>des alliés. Si le retranchement s'appuie à une rivière, et que son bord soit guéable, il faut l'attaquer de ce côté-là. On prit celui des Suédois à Stralsund en le tournant par la mer, qui était guéable à son bord, et l'on força les Suédois de l'abandonner. Lorsque les retranchements de l'ennemi sont trop étendus et trop vastes pour les troupes qu'il y a mises, on forme plusieurs attaques, et on les emporte à coup sûr; mais on cache sa disposition à l'ennemi, pour qu'il ne s'aperçoive pas d'avance de votre dessein, en y portant ses forces. Voici une disposition pour l'attaque d'un retranchement, que le plan Ier éclaircira. Je forme une ligne de trente bataillons; j'appuie ma gauche à la rivière N.; j'emploie douze bataillons à l'attaque de la gauche, par où je veux percer, et huit à la droite; les troupes qui attaquent sont sur deux lignes, avec des intervalles, en échiquier; mon infanterie fait la troisième, et ma cavalerie, quatre cents pas derrière l'infanterie, fait la quatrième ligne. De cette façon, ma ligne d'infanterie tient l'ennemi en respect, et elle est à portée de profiter du moindre mouvement faux que l'ennemi fera. Les attaques ont leurs dispositions particulières; chacune mène avec elle un certain nombre de travailleurs, avec des pelles, qui portent des claies et des fascines pour combler le fossé et pour faire des ouvertures à la cavalerie dès qu'on y est entré. L'infanterie qui attaque ne tirera point, et, dès qu'elle sera maîtresse du retranchement, elle se mettra en bataille sur le parapet et fera feu sur l'ennemi. La cavalerie entrera alors par les ouvertures que les travailleurs auront faites, se formera, et, quand elle sera assez nombreuse, elle attaquera l'ennemi; si elle est repoussée, elle se ralliera sous le feu de l'infanterie, jusqu'à ce qu'enfin toute l'armée ait pénétré et ait entièrement chassé l'ennemi.
4. DÉFENSE D'UN RETRANCHEMENT.
Je l'ai dit et je le répète, je ne voudrais jamais retrancher mon armée, à moins que je ne fisse un siége; et encore vaudrait-il mieux aller au-devant de l'ennemi.81-a Mais supposons pour un <72>moment qu'on voulût se retrancher; en ce cas, je propose la façon la plus avantageuse de le faire. On occupe un petit terrain, pour qu'on puisse le garnir de bataillons contigus et se ménager encore deux ou trois grosses réserves d'infanterie, pour les porter dans la bataille, du côté où l'ennemi fait ses efforts; on borde le parapet de bataillons; on place les réserves derrière et de sorte qu'elles sont également à portée de tous côtés. La cavalerie est derrière ces réserves, rangée sur une seule ligne. Il faut bien appuyer le retranchement. S'il l'est à une rivière, on continue le fossé du retranchement aussi loin que l'on peut dans la rivière, pour ne point être tourné; s'il l'est à un bois, on fait de ce côté-là un recoude au retranchement et un abatis le plus épais que l'on peut en avant; on flanque les redans le mieux que l'on peut, on fait le fossé extrêmement large et profond, l'on perfectionne les ouvrages tous les jours, soit en fortifiant les parapets, en fraisant les bermes, en palissadant ou en faisant des trous de loup, ou en l'entourant de chevaux de frise. Votre plus grand avantage dépend du choix du lieu et de certaines règles de fortification qu'il faut observer : 1o obliger l'ennemi à vous attaquer par un petit front; 2o et le réduire à des points d'attaque capitaux. Pour mieux expliquer mon idée, voyez le plan II. Le devant du terrain est rétréci par l'abatis et la rivière, et vous présentez à l'attaquant un front qui le déborde. Il ne saurait attaquer votre droite, à cause qu'il aurait la batterie de l'autre côté de la rivière en flanc et la redoute du centre à dos. Il n'a donc aucune autre attaque que celle de la redoute du centre, et il faut encore qu'il l'attaque du côté de l'abatis. Comme vous vous attendez à cette attaque, cette redoute est le mieux fortifié de tous les autres ouvrages, et, n'ayant qu'un objet à défendre, votre attention n'est distraite par rien d'autre.
Le numéro III présente un autre plan de retranchement. Ce sont des redoutes saillantes et des redoutes retirées qui se flanquent, et qui sont jointes par un retranchement. Cette espèce de fortification rend les saillantes points d'attaque, et, comme il n'y en a que quelques-unes, on les peut perfectionner plus vite que s'il fallait fortifier également tout le front. Il faut que le feu de mousqueterie des redoutes saillantes se croise; par <73>conséquent elles ne doivent être éloignées que de six cents pas les unes des autres. Notre infanterie défend un retranchement par des décharges de bataillons entiers; il faut que chaque homme soit pourvu de cent coups. On mêle le plus de canons que l'on peut entre les bataillons et dans la pointe des redoutes. De loin ils tirent à boulets, et de quatre cents pas à mitraille. Supposé que, malgré la bonté du retranchement et notre feu prodigieux, l'ennemi perce quelque part, alors la réserve d'infanterie avance sur lui et le rechasse; et, supposé que celle-là plie, c'est alors à la cavalerie à faire ses derniers efforts pour repousser l'ennemi.
5. POURQUOI LES RETRANCHEMENTS SOUVENT SONT FORCÉS.
La plupart des retranchements sont forcés, parce qu'ils ne sont pas faits selon les règles, que celui qui se défend est borné, que les troupes sont timides, et que celui qui attaque a ses mouvements libres et plus d'audace. De plus, l'exemple a fait voir que, dès qu'un retranchement est forcé dans un endroit, toute l'armée, découragée, l'abandonne. Je crois cependant que nos troupes auraient plus de résolution, et qu'on rechasserait l'ennemi autant de fois qu'il aurait percé; mais à quoi serviraient ces succès? Ces retranchements mêmes vous empêcheraient d'en profiter.
6. POURQUOI LES LIGNES NE VALENT RIEN.
S'il se trouve autant d'inconvénients à se retrancher, il en résulte naturellement que les lignes sont plus mauvaises encore. Cette mode est venue dans nos guerres modernes par le prince Louis de Bade; il en fit à Brühl, les Français en firent ensuite en Flandre, durant la guerre de succession. Je dis qu'elles ne valent rien, à cause qu'elles occupent plus de terrain qu'on n'a de troupes pour les garder; que, en formant plusieurs attaques, on est sûr de les forcer, et que par conséquent elles ne couvrent point le pays, et qu'elles ne sont bonnes qu'à faire perdre la réputation aux troupes que l'on y place.
<74>7. COMMENT ON PEUT BATTRE L'ENNEMI A FORCES INÉGALES.
Lorsque le nombre des troupes prussiennes est inférieur aux ennemis, il ne faut pas désespérer de les vaincre; mais il faut alors que la disposition du général supplée au nombre. Les armées faibles doivent chercher des pays fourrés et montagneux, à cause que les terrains y sont tous étroits, que le nombre des ennemis, dès qu'il ne saurait les déborder, leur devient inutile et quelquefois même à charge. J'ajoute encore qu'on y appuie bien mieux les ailes d'une armée dans un terrain montueux et coupé que dans des plaines. Nous n'aurions jamais gagné la bataille de Soor, si le terrain ne nous eût favorisés, car, quoique notre nombre n'allât qu'à la moitié de celui des Autrichiens, ils ne nous débordèrent pas; ainsi le terrain remit une sorte d'égalité entre les deux armées. Ainsi ma première règle tombe sur le choix du terrain, la seconde sur la disposition de la bataille même; c'est dans ces occasions que mon ordre de bataille oblique83-a peut être employé très-utilement. (Plan IV.) On refuse une aile à l'ennemi, et l'on fortifie celle qui doit attaquer. Avec celle-là vous faites tous vos efforts sur une aile de l'ennemi, que vous prenez en flanc. Une armée de cent mille hommes, prise en flanc, peut être battue par trente mille hommes, car l'affaire se décide alors bien vite. Voyez le plan numéro IV. C'est ma droite qui fait tout l'effort; un corps d'infanterie se coule dans le bois, pour donner sur le flanc de la cavalerie ennemie et pour protéger l'attaque de notre cavalerie. Quelques régiments de hussards ont ordre de tomber sur le dos des ennemis; ensuite l'armée avance. Dès que la cavalerie ennemie est battue, l'infanterie du bois attaque celle des ennemis par le flanc, tandis que votre infanterie la prend de front; et il ne faut faire approcher l'aile gauche que lorsque la gauche des ennemis est totalement défaite. Voici les avantages de cette disposition : 1o un petit nombre peut se mesurer à un corps supérieur; 2o une partie de votre armée attaque l'ennemi d'un côté décisif; 3o si vous êtes battu, ce n'est qu'une <75>partie de votre armée qui l'a été, et les trois quarts, de troupes fraîches, servent à faire la retraite.
8. DES POSTES. (Plan V.)
Lorsque l'ennemi occupe un poste, on en observe bien le fort ou le faible avant que de faire les dispositions d'attaque, et l'on se détermine toujours pour l'endroit où il y a le moins de résistance à craindre. Les attaques de villages sont si meurtrières, que je me suis fait une loi de les éviter soigneusement, à moins de m'y voir obligé nécessairement, à cause qu'on peut y perdre la fleur de son infanterie, et que de vie d'homme on ne parviendra pas à en former une meilleure que la nôtre. Il y a des généraux qui soutiennent qu'on ne saurait mieux attaquer un poste que par le centre. J'ai feint un poste semblable, supposant que l'ennemi a deux villes ou deux gros villages sur ses ailes. Il est sûr qu'en forçant le centre, les ailes sont perdues, et qu'une attaque pareille peut mener aux plus brillantes victoires. J'en donne ici le dessin, en ajoutant que, si vous êtes heureux, il faut grossir l'attaque et, si vous percez, replier une partie des ennemis sur leur droite et les autres sur leur gauche.
Dans les postes, rien n'est plus redoutable que les batteries de canons chargés de mitraille, qui font un ravage horrible dans les bataillons. J'ai vu attaquer des batteries à Soor et à Kesselsdorf, et, ayant remarqué dans les ennemis les mêmes fautes dans les mêmes actions, cela m'a fait naître une idée que j'expose ici à tout hasard.
Je suppose qu'il faille emporter une batterie de quinze canons qui ne peut se tourner. J'ai vu que le feu des canons et de l'infanterie qui les soutient la rend inabordable. Nous n'avons emporté les batteries des ennemis que par leur faute. Notre infanterie assaillante, à moitié détruite, recula par deux reprises; l'infanterie ennemie voulut la poursuivre, et quitta son poste. Par ce mouvement, son canon lui devint inutile, et nos gens, les talonnant de près, arrivèrent en même temps que les ennemis à la batterie, qu'ils emportèrent. Ces deux expériences m'ont fait imaginer d'imiter ce que nos troupes ont fait alors, c'est-à-dire <76>de former l'attaque sur deux lignes en échiquier, de mettre quelques escadrons de dragons derrière pour les soutenir, d'ordonner à la première ligne d'attaquer mollement et de se retirer dans les intervalles de la seconde, pour que l'ennemi, trompé par cette retraite simulée, coure à la poursuite, et abandonne son poste. Ce moment-là est comme le signal qu'il faut marcher en avant et attaquer vigoureusement, comme on en verra la disposition dans le plan VI.
9. DE LA DÉFENSE DES POSTES.
Mon principe est de ne jamais mettre ma confiance dans un poste, à moins qu'il ne soit physiquement démontré qu'il est inattaquable. Toute la force de nos troupes est dans l'attaque; nous serions des fous d'y renoncer gratuitement. On observe, dans les postes, d'occuper les hauteurs et de bien appuyer ses ailes. Pour tous les villages qui seraient devant ou sur les ailes de l'armée, je les ferais allumer, à moins que le vent ne portât la fumée dans notre propre camp. S'il y avait cependant quelque bonne cassine massive, mille pas devant le front de l'armée, j'y mettrais de l'infanterie, pour foudroyer les ennemis et les incommoder pendant la bataille. Il faut bien prendre garde, dans les postes, de ne point placer des troupes dans des endroits où elles ne peuvent pas combattre. Notre camp de Grottkau, l'année 1741, ne valait rien, parce que le centre et la gauche étaient derrière des marais impraticables. Il n'y avait qu'une partie de la droite qui pût agir. Villeroi fut battu à Ramillies pour s'être ainsi posté; sa gauche lui était inutile, l'ennemi porta toute sa force contre la droite des Français, que rien ne put y résister. Je crois que les Prussiens peuvent prendre des postes comme les autres, s'en servir pour un moment, afin de profiter des avantages de l'artillerie, mais abandonner le poste tout d'un coup et attaquer fièrement l'ennemi, qui, d'assaillant devenant l'assailli, verra ses projets tout d'un coup détruits; de plus, toutes les choses que l'on fait, auxquelles l'ennemi ne s'attend pas, font un effet admirable.
<77>10. BATAILLES DANS DES PLAINES COUPÉES.
Ces sortes de batailles sont absolument du genre des postes. On attaque par l'endroit le plus faible. Je ne voudrais jamais que mon infanterie tirât en de pareilles occasions, à cause que cela les arrête, que ce n'est pas les ennemis que l'on tue qui nous donnent la victoire, mais le terrain que l'on gagne. Ainsi, avancer fièrement et en bon ordre, et gagner en même temps du terrain, c'est gagner la bataille. J'ajoute à ceci comme une règle générale que, dans les terrains coupés et difficiles, on donne quinze pas pour les distances des escadrons; quand c'est une plaine, ils sont contigus. Pour la ligne d'infanterie, elle n'a d'autre intervalle à moins87-a celui qu'il faut pour le canon, et il n'y a qu'aux attaques de retranchements, aux attaques de batteries ou de villages, et dans les arrière-gardes de retraites, que je mets l'infanterie et la cavalerie en échiquier dans les attaques, pour que les corps puissent se replier sans confusion, ou pour fortifier tout d'un coup votre ligne par la seconde, qui entre dans les intervalles de la première, et dans les retraites, pour que les lignes puissent se retirer sans confusion et s'entre-soutenir toujours. Ceci est une règle générale.
11. DES BATAILLES EN RASE CAMPAGNE. (Plan VII.)
Je trouve ici le lieu de donner quelques règles générales de ce qu'il faut observer en formant l'armée vis-à-vis de l'ennemi, dans quelque occasion que ce soit. La première est de prendre des points de vue pour les ailes; on fait dire par exemple : La droite s'alignera sur ce clocher, et la gauche sur ce moulin à vent. Il faut, de plus, que le général retienne ses troupes, pour qu'elles ne prennent pas une fausse position. Il n'est pas toujours nécessaire d'attendre que toute l'armée soit formée pour attaquer, car cela va vite, et l'on pourrait perdre ses avantages mal à propos par ces longueurs; mais il faut cependant qu'un nombre considérable soit formé, et l'on a toujours sa principale attention à la première ligne; ainsi, sans égard à l'ordre de bataille, si les ré<78>giments de la première ligne n'y sont pas tous, on les remplace par ceux de la seconde. On appuie ses deux ailes, du moins l'une, avec laquelle on veut faire son principal effort. Les batailles en rase campagne doivent être générales, car l'ennemi, ayant tous ses mouvements libres, pourrait se servir d'un corps que vous lui laissez à sa disposition pour vous tailler de la besogne. Si une des ailes de cavalerie n'est point appuyée, c'est au général qui commande la seconde ligne de dragons de déborder la première sans même qu'on le lui dise, et les hussards, qui sont en troisième ligne, doivent déborder les dragons. Ceci est une règle générale, dont voici la raison. Si l'ennemi fait quelque manœuvre pour prendre les cuirassiers de la première ligne en flanc, vos dragons et vos hussards tombent sur le sien, et votre cavalerie n'a rien à craindre. Vous verrez de plus, par le plan VII, que je place trois bataillons dans les intervalles de la droite et de la gauche de mes lignes d'infanterie. C'est pour plus de sûreté; supposé que la cavalerie soit battue, votre infanterie peut se soutenir, comme cela arriva à Mollwitz. Le général qui commande la seconde ligne d'infanterie est à trois cents pas de la première. S'il voit quelque intervalle dans la première ligne, il doit aussitôt le boucher par quelques bataillons de la seconde, qu'il y fera entrer. Dans les plaines, il faut toujours avoir une réserve de cavalerie derrière le centre de la bataille. Il faut choisir un bon officier pour la commander. Celui-là agit par lui-même; s'il voit qu'une des ailes de cavalerie a besoin de secours, il y vole avec son monde, et si cette aile est battue, il tombe sur le flanc de l'ennemi qui poursuit, et donne à la cavalerie le temps de se rallier et de se reconnaître. La cavalerie attaque au plein galop; elle engage l'affaire. L'infanterie marche à grands pas à l'ennemi. Les commandeurs des bataillons tâcheront d'enfoncer l'ennemi, sans tirer qu'il n'ait tourné le dos. Si les soldats commencent à tirer, ils doivent leur faire remettre le fusil sur l'épaule et avancer toujours, mais tirer par bataillons entiers dès que l'ennemi tourne le dos. Une bataille engagée de cette façon - là sera expédiée bien vite.
Je présente un ordre de bataille nouveau dans mon huitième plan. La différence qui s'y voit de l'autre est qu'il s'y trouve des <79>corps d'infanterie aux extrémités de la cavalerie. En voici la raison : c'est pour soutenir la cavalerie; dans le commencement de l'action, la canonnade de ces corps et de ceux des ailes d'infanterie doivent viser à la cavalerie ennemie, pour que la nôtre en ait meilleur jeu. Si une aile de cavalerie est poussée par l'ennemi, il ne saurait la poursuivre, car il se mettrait entre deux feux, et notre cavalerie a le temps de se rallier. Si notre cavalerie est victorieuse, comme il y a apparence, cette infanterie s'approche de celle de l'ennemi. Vos bataillons qui sont entre les deux lignes font un quart de conversion, et deviennent votre aile. Ceux-ci et ceux qui étaient sur l'aile chargent l'ennemi en flanc et en queue, de sorte que vous en aurez bon marché. Votre cavalerie victorieuse ne doit point laisser à celle de l'ennemi le temps de se rallier, mais la poursuivre sans cesse en bon ordre, et la couper le plus qu'elle peut de son infanterie. Si la confusion y est totale, le général de la cavalerie les fait poursuivre par les hussards, et les soutient par les cuirassiers, et il enverra les dragons sur la route que les fuyards de l'infanterie ennemie tiendront, pour les couper et faire nombre de prisonniers.
Le plan VIII diffère encore des autres, en ce que des escadrons de dragons sont mêlés parmi la seconde ligne d'infanterie. En voici la raison. J'ai remarqué, dans toutes les actions que j'ai eues avec les Autrichiens, que, lorsque le feu de la mousqueterie a duré un quart d'heure, leurs bataillons tourbillonnent à l'entour de leurs drapeaux. A Friedeberg, notre cavalerie donna dessus, et en fit grand nombre de prisonniers. Si donc ces dragons se trouvent d'abord à portée, il faut les lâcher alors sur cette infanterie, que vous détruirez à coup sûr. Mais on dira que je défends de tirer, et que cette disposition ne roule que sur le feu de mon infanterie. Je réponds à cela que de deux choses que je prévois il en arrivera une : ou que mon infanterie tirera malgré que cela lui est défendu, ou que, si elle exécute mes ordres, l'ennemi tournera également le dos. Dans l'un ou l'autre cas, il faut lâcher la cavalerie lorsqu'ils se mettent en confusion. Alors ces gens, pris en flanc, assaillis par devant, et coupés par derrière par les secondes lignes de cavalerie, tomberont presque tous entre vos mains. Ce ne sera pas une bataille, mais la destruc<80>tion totale de vos ennemis, surtout s'il ne se trouve pas un défilé trop voisin qui protége leur fuite.
Plan IX. Je finis cet article par une seule réflexion. Si vous marchez par lignes à une bataille, soit par la droite, ou par la gauche, il faut que les pelotons observent bien leur distance, pour qu'ils ne soient ni trop pressés, ni trop éloignés. Si vous marchez de front (plan X), il faut que les pelotons et les bataillons soient tous serrés les uns sur les autres, pour que, lorsque vous commencez à vous déployer, vous vous formiez plus promptement.
12. DE L'ARTILLERIE.
Je distingue les gros canons de ceux qui sont attachés aux bataillons. On place les grosses pièces sur des hauteurs, au commencement de l'action, et les petites à cinquante pas devant le front. Il faut qu'ils visent et tirent juste. Quand on est à cinq cents pas de l'ennemi, les petits canons se tirent à bras d'hommes, et ils peuvent rester auprès des bataillons et tirer continuellement en avançant. Quand l'ennemi s'enfuit, les gros canons avancent, et lui donnent encore quelques décharges pour lui souhaiter bon voyage. Six canonniers sont auprès de chaque canon de la première ligne, et trois charpentiers des régiments. J'ai oublié de dire que les canons doivent tirer à mitraille à trois cent cinquante pas.
13. DE CE QU'IL FAUT OBSERVER DANS LA POURSUITE.
A quoi sert l'art de vaincre, si l'on ne sait pas profiter de ses avantages? Verser le sang des soldats à pure perte, c'est les conduire inhumainement à la boucherie; et dans de certains cas, ne pas poursuivre l'ennemi pour augmenter sa peur ou faire plus de prisonniers, c'est en quelque façon remettre une chose en question, qui vient d'être décidée. Ce sont ou les vivres ou les fatigues qui empêchent une armée de poursuivre les vaincus. Quant aux vivres, c'est la faute du général. S'il donne bataille, il a un dessein, et s'il a un dessein, il doit préparer d'avance tout <81>ce qu'il faut pour l'exécuter. On tient donc du pain et du biscuit tout prêts pour huit ou dix jours. Quant aux fatigues, à moins qu'elles n'aient été excessives, il faut faire dans des jours extraordinaires des choses extraordinaires. Après avoir vaincu, je veux donc que l'on fasse un détachement des régiments qui ont le plus souffert, qui auront soin des blessés, et qui les feront emporter à l'hôpital qu'on leur a préparé, songeant premièrement aux vôtres, et ne manquant pas d'humanité pour ceux des ennemis. Quant à l'armée, elle poursuivra l'ennemi jusqu'au premier défilé, et dans ces premiers temps91-a il ne tiendra nulle part, pourvu qu'on ne lui laisse pas le temps de revenir à lui-même. Cependant campez-vous toujours selon les règles, et ne vous endormez pas. Si la bataille a été bien complète, on peut détacher, ou pour couper la retraite à l'ennemi, ou pour s'emparer de ses magasins, ou pour faire le siége de trois ou quatre villes à la fois. Je ne puis point donner de règle générale là-dessus; il faut se régler sur les événements. J'ajoute seulement qu'il ne faut jamais s'imaginer d'avoir tout fait, lorsqu'il reste encore quelque chose à faire,91-b ni s'imaginer que votre ennemi, s'il est habile, ne profitera pas de vos fautes, quoiqu'il soit vaincu.
14. DES AFFAIRES DE DÉTACHEMENT.
Ce qui se pratique dans les armées les jours de bataille se fait de même en petit dans les combats de détachement. Lorsque les détachements peuvent se ménager un petit secours qui leur arrive pendant l'action, cela détermine ordinairement l'événement en leur faveur, car l'ennemi, voyant arriver ce renfort, se le représente le triple plus fort, et se décourage. Lorsque notre infanterie n'a affaire qu'à des hussards, on la range souvent sur deux files; elle en occupe un plus grand front, charge plus commodément, et c'est faire assez d'honneur aux hussards que de leur présenter un corps sur deux files.
<82>15. RETRAITES DES CORPS BATTUS.
Une bataille perdue est un moindre mal par la perte des troupes que par le découragement; car, en effet, sur une armée de cinquante mille hommes, qu'il y en ait quatre mille ou cinq mille de plus ou de moins, cet objet n'est pas assez considérable pour étouffer l'espérance. Un général battu doit travailler à guérir sa propre imagination et celle de ses officiers et soldats, et à ne point augmenter et amplifier soi-même ses pertes. Je fais des vœux au ciel pour que les Prussiens ne soient jamais battus, et j'ose dire que, tant qu'ils seront bien menés et disciplinés, ce malheur ne sera point à craindre. Mais, en cas d'accident, voilà comme il faudrait se remettre. Si vous voyez que votre affaire est sans ressource, c'est-à-dire, que vous ne pouvez plus empêcher ni résister aux mouvements que l'ennemi a faits, il faut prendre de l'infanterie de la seconde ligne et, si vous avez un défilé dans le voisinage, le garnir selon la disposition que j'ai donnée des retraites, et y mettre le plus de canons que vous pouvez; si vous n'avez point de défilé voisin, retirer votre première ligne par les intervalles de la seconde, et la reformer à trois cents pas de là; y joindre les débris de votre cavalerie, et, si vous le voulez, faire un carré pour protéger votre retraite. Deux carrés sont fameux dans l'histoire : celui de M. de Schulenbourg à la bataille de Fraustadt, où il se retira jusqu'à l'Oder, sans que Charles XII le pût forcer, et celui que fit le prince d'Anhalt lorsque Styrum perdit la première bataille de Hochstadt. Le prince d'Anhalt traversa une plaine d'un mille de long, sans que la cavalerie française pût l'entamer. J'ajoute à ceci que pour être battu, il ne faut pas se sauver à vingt milles du champ de bataille; il faut s'arrêter au premier bon poste que l'on trouve, faire bonne contenance, remettre l'armée, et calmer les esprits qui sont encore découragés de leur disgrâce.
78-a Ici la traduction porte en marge, p. 141 : Plan C.
79-a La traduction ajoute, p. 143 et 144 : Die grosse Regel vom Kriege in allem was man Treffen, Bataillen oder Action nennet, ist, dass man seine Flanquen und seinen Rücken versichere und dass man dem Feind die Flanque abgewinne : dieses geschiehet durch verschiedentliche Mittel; inzwischen läuft alles auf eins hinaus.
81-a Ce passage rappelle ce que le Roi dit du camp de Bunzelwitz, t. V, p. 135 et suivantes.
83-a Voyez t. XXVII. III, p. 298.
87-a Le sens exigerait ici que, au lieu de à moins.
91-a In der ersten Consternation. (Traduction, p. 173.)
91-b Voyez t. X, p. 288, et t. XVIII, p. 117 et 118.