III. PENSÉES ET RÈGLES GÉNÉRALES POUR LA GUERRE.[Titelblatt]
<104><105>PENSÉES ET RÈGLES GÉNÉRALES POUR LA GUERRE.
ASSEMBLÉE D'ARMÉE.
Assembler l'armée au point d'où l'on peut, comme d'un centre, diriger les opérations : pour la défensive, à l'endroit qui couvre le mieux le pays et ses magasins, qui couvre les places les plus exposées à l'insulte de l'ennemi; offensive, porter d'abord le camp à un endroit d'où les convois sont assurés par l'armée, et qui donne différentes jalousies à l'ennemi, ou qui facilite de grandes entreprises. NB. L'endroit où l'armée s'assemble doit toujours couvrir une ligne de défense, comme une première parallèle, dans les guerres de campagne. Cette première parallèle est ou une rivière, ou une chaîne de montagnes dont on occupe les plus considérables passages, ou une chaîne de forteresses. Lorsqu'on avance dans le pays ennemi, pour procéder en règle, il faut, d'abord après les premières victoires et prises de villes, s'établir une seconde parallèle; ces parallèles sont principalement pour assurer ses derrières, ses convois, etc., et pour être en tout cas sûr de trouver une retraite en cas de malheur, encore pour empêcher les troupes légères de gagner vos flancs et vos derrières.
MARCHES.
Il faut savoir pourquoi l'on marche, où l'on marche, et à quoi aboutira ce mouvement. On ne doit remuer une armée que <106>par de bonnes raisons; les marches forcées sont des témoins tacites de ce que le général s'est laissé leurrer par son antagoniste, sans quoi il ne serait pas obligé de courir pour regagner de vitesse le temps que l'autre lui a dérobé. Dans toutes les marches, il faut une bonne avant-garde qui éclaire la marche. Le nombre de colonnes se règle sur le nombre des chemins, qu'on a fait soigneusement reconnaître. La cavalerie ne doit point traverser des bois; c'est, en cas qu'elle en trouve sur son chemin, à quelques bataillons d'infanterie qu'on donne à cette colonne de l'escorter. Les hussards doivent être à l'avant-garde, sur les flancs de l'armée, et à l'arrière-garde, si l'on est éloigné de l'ennemi. Le bagage doit avoir la colonne du milieu de l'armée, couvert par une bonne arrière - garde. L'avant - garde ne doit précéder l'armée que d'un quart de mille; si l'on est près de l'ennemi, de douze cents pas seulement.
CAMPEMENTS.
Les camps doivent être adaptés au but que l'on se propose de remplir. Un camp d'assemblée ne demande pas de grandes précautions; les autres sont offensifs ou défensifs. Les offensifs, qui sont dans un terrain où l'on attend un ennemi pour y livrer bataille, sont encore d'un genre très - différent entre eux. La règle générale est que les ailes soient bien appuyées. Si c'est un terrain où l'on sait que l'ennemi doit venir, et qu'on l'y attende, il faut, si l'on est en force égale, choisir une plaine où la cavalerie puisse agir librement, ce qui doit dépêcher bien vite la besogne. Si l'on est plus faible que l'ennemi, il faut choisir un terrain qui va en se rétrécissant devant le front, de sorte que la ligne de l'ennemi est toujours débordée par la vôtre, de sorte que son nombre lui devient inutile, et vous, quoique plus faible, vous lui pouvez tenir tête. Les camps défensifs sont ou ceux de fourrage, quand ils sont proches de l'ennemi, ou ceux que l'on appelle postes. La force d'un camp défensif doit consister dans son front et dans ses ailes; quel qu'il soit, le derrière en doit être dégagé de défilés, pour que l'armée puisse en sortir sans embarras. On ne trouve presque jamais dans la nature un terrain <107>à souhait et tel qu'on le désire; il faut y suppléer par l'art, remuer la terre, faire des redoutes avec des fougasses, et réduire l'ennemi à des points d'attaque. Les abatis sont bons quand on a le temps de les perfectionner; sans cela, ils ne valent rien. Quelque camp fort que l'on prenne, il faut supposer que l'ennemi peut marcher par sa droite ou par sa gauche, et, en ces cas, il faut avoir choisi d'avance un ou deux camps où l'on peut marcher dans le besoin, sans quoi, par ses marches, l'ennemi vous forcera au combat quand il le voudra.
DES DÉTACHEMENTS.
Lorsqu'on a vis-à-vis de soi beaucoup de troupes légères, on est forcé à faire des détachements pour couvrir sa ligne de défense, surtout pour protéger ses convois de vivres. Ces détachements doivent être forts; ceux qui sont à portée d'être soutenus de l'armée sont les meilleurs. On peut les hasarder davantage et les rendre plus forts lorsqu'on est éloigné de l'armée de l'ennemi; on n'ose guère les éloigner quand l'ennemi, avec son grand corps, se trouve dans le voisinage. Ces détachements doivent toujours se poster derrière des défilés et dans des terrains étroits, pour avoir le temps de se retirer ou du moins, s'il faut combattre, ne point être accablé par le nombre. Pour peu qu'il se trouve de proportion entre les troupes légères des deux armées, et que les gens du pays ne soient pas totalement contre vous, il faut que les détachements masquent leur défensive par des entreprises conduites avec sagesse sur les détachements et vivres des ennemis. En un mot, lorsqu'on se tient trop serré, l'ennemi forme sans soin des projets contre vous; lorsqu'on en forme contre lui, il pense à se précautionner contre vos entreprises, et cela le met sur la défensive.
DES VIVRES ET DES PRÉCAUTIONS QU'ILS EXIGENT.
Une armée est une multitude d'hommes qui veut être nourrie tous les jours;120-a cette nourriture consiste en bon pain, bonne <108>viande, des légumes qu'on trouve aux environs du camp, de Peau-de-vie, et, si l'on peut, de la bière. Il ne suffit pas d'avoir en abondance toutes ces denrées dans l'armée, il faut encore que tout soit à bon marché. Pour pourvoir à ces besoins, on fait des magasins sur la frontière d'où l'on veut commencer les opérations. Si une rivière vous favorise, on y charge dessus des provisions pour plusieurs mois, selon que l'on juge en avoir besoin; si l'on manque de rivière, on fait charrier avec soi pour un ou deux mois de farine, on en fait un dépôt général dans un endroit que l'on accommode ou avec des ouvrages de terre, des palissades, etc., et on y met bonne garnison, qui sert ensuite d'escorte pour les provisions journalières qui vont au camp. Nous avons des moulins à bras dont nous pouvons nous servir et prolonger nos subsistances par ce moyen. Il y a une bonne manière d'assurer les convois, qui est de placer un gros corps entre l'ennemi et le convoi, et d'y donner une escorte à part; l'ennemi craint alors de s'engager entre le détachement et l'escorte, et par ce moyen on le lient en respect. On doit aussi occuper d'avance les postes et défilés que le convoi doit passer, pour ôter à l'ennemi le moyen de s'en servir, et il faut faire parquer les chariots toutes les fois qu'ils passent ces sortes d'endroits. La partie des vivres est la plus intéressante. Si l'ennemi veut faire une guerre défensive, il ne peut vous entamer que par vos subsistances; tous ses détachements n'ont d'autre but que celui-là, et toutes ses troupes légères sont en campagne à ce dessein, ce qui oblige à employer la plus grande prudence et jusqu'aux précautions superflues, pour assurer vos convois, car, si vous êtes vaincu par la misère, vous l'êtes plus fort que si vous perdiez une bataille.
DES FOURRAGES.
On fourrage lorsqu'on est loin de l'ennemi; on fourrage aussi lorsque l'on est campé dans son voisinage. Quand on est loin de l'ennemi, on n'a qu'à donner un bon général et une bonne escorte aux fourrageurs pour les garantir des troupes légères, avec une disposition bien adaptée au terrain, et l'on n'a rien à craindre. Les fourrages qui se font près de l'armée ennemie exigent beau<109>coup plus de précaution; si l'on peut, il faut fourrager le même jour que l'ennemi et observer, comme je l'ai dit en parlant des camps, de choisir un camp fort dans un terrain étroit, d'y faire de bonnes redoutes entourées de fougasses, car c'est un des moments qu'un ennemi habile choisira de préférence pour vous attaquer, vous sachant affaibli d'un quart de vos forces, qui sont au fourrage. Ces fourrages doivent se faire avec plus de précautions encore que les autres; il faut avoir le plus de partis en campagne que l'on peut, pour savoir ce que fait l'ennemi, se servir de tous les espions que l'on peut trouver, car, comme je l'ai dit, l'ennemi pourrait vous attaquer pendant le fourrage, ou bien faire un détachement si considérable, que le général et les fourrageurs se verraient obligés de retourner les mains vides ou de combattre avec le plus grand désavantage. C'est alors que tous les fourrages qui se font au delà d'un mille de l'armée sont très-dangereux.
COMBATS ET BATAILLES.
Les combats sont des affaires qui s'engagent de petit corps à petit corps, ou bien lorsqu'il n'y a qu'une partie de l'armée qui attaque ou se défend; les batailles sont des actions générales où tout s'engage également des deux parts. Dans toutes les occasions où il est question d'attaquer l'ennemi, la manière dont on doit combattre dépend du terrain et des avantages que l'ennemi a l'habileté de se donner. Tout ce qui est attaque de poste est d'ordinaire combat. Un ennemi qui veut éviter le combat cherche ses avantages dans un terrain de difficile abord, coupé de ravins, de chemins creux, rétréci par des rivières ou par des bois; il se campe sur le sommet des montagnes ou des hauteurs, il garnit des villages, il fait des batteries, il fortifie son terrain par sa disposition, il place chaque arme dans le lieu qui leur est propre, il fortifie son infanterie du secours de sa cavalerie et sa cavalerie de celui de son infanterie, il se couvre de chevaux de frise, de redoutes, de retranchements. Tous ces cas différents, adaptés à d'autres terrains, exigent d'autres dispositions de celui qui attaque. Le terrain est le premier oracle que l'on doit con<110>sulter, après quoi on peut deviner la disposition de l'ennemi par la connaissance que l'on a des règles de la guerre, qui font juger de son ordonnance et des ruses et précautions qu'il a prises, pour prendre ses mesures en conséquence. Comme il est impossible que la parole fasse d'aussi fortes impressions sur l'esprit que le dessin, qui représente tout à coup à l'œil ce que l'on doit concevoir, et qui abrége en même temps un long et ennuyeux verbiage, je donne ci-joint le plan de différents postes, avec les façons différentes de les attaquer. Je suppose dans tout ceci mon armée forte de cinquante-cinq bataillons et de cent dix escadrons; j'ajoute à ceci des règles générales que l'on doit toujours observer.
1o Si l'on marche en colonnes serrées, les faire déployer à quinze cents pas de l'ennemi, jamais plus proche, crainte du ravage du canon. 2o Si l'on forme l'ordre biais, déborder, avec l'aile qui attaque, un corps des troupes ennemies, sans quoi, lorsque vous marchez pour l'attaquer, au lieu de déborder l'ennemi, l'espèce de quart de conversion que vous êtes obligé de faire en manœuvrant vers lui vous fait tomber sur le second ou troisième escadron avec la cavalerie, ou sur le second ou troisième bataillon avec l'infanterie, au lieu de le déborder ou au moins donner sur l'extrémité de sa ligne. 3o Toujours déborder l'ennemi avec vos attaques et l'extrémité de vos lignes, et ne jamais conduire les troupes au hasard et de sorte que vous puissiez être débordé. 4o Mener l'infanterie toujours ensemble, et que, s'il s'y fait une ouverture, ce ne soit pas vers l'aile qui charge. 5o Si l'on est obligé de tirer, vers une droite ou une gauche, des régiments des flancs et de la seconde ligne, faire avertir l'autre aile d'en remettre autant en seconde ligne, pour que celle-là, regagnant à mesure l'aile qui attaque, puisse la couvrir et la fortifier. 6o Dans toutes les attaques où l'on fait sortir un corps devant l'armée, soit pour attaquer un village, une batterie, etc., il faut que la ligne, en marchant, ne reste pas plus de cent pas en arrière du corps qui l'attaque, pour le soutenir et le protéger. 7o Si vous attaquez avec l'infanterie par échelons, conduire les brigades de sorte qu'elles se couvrent toujours mutuellement les flancs; la cavalerie de même. Les flancs, on ne <111>saurait assez le répéter, sont le faible des troupes; il faut toujours les garder et les fortifier. 8o Tirer le moins que l'on peut avec l'infanterie dans les actions, mais charger avec la baïonnette. 9o Ne jamais employer ma colonne quand l'ennemi a sa cavalerie en bataille derrière son infanterie; ma colonne n'est bonne que lorsque le feu d'infanterie s'engage, malgré que l'on en a, dans une ligne; alors, et s'il ne se trouve point de cavalerie derrière, on forme d'un bataillon de la seconde ligne une colonne fortifiée de quatre escadrons, et l'on perce. 10o Quand on attaque des villages, que le premier corps qui entre y prenne poste, et que ceux qui suivent nettoient entièrement le village. 11o Avoir toujours, outre la réserve, de la cavalerie en seconde ligne; elle n'a pas besoin d'être trop près; on doit la tenir hors du feu jusqu'au moment où elle doit entrer en action. 12o Avoir toujours un peloton de la seconde ligne derrière les canons de la première. 13o Vos flancs, forts de trois bataillons, doivent avoir une réserve de deux compagnies de grenadiers. 14o Avoir toujours trois ou quatre escadrons en réserve derrière la ligne de cavalerie, à l'extrémité, pour déborder l'ennemi, si l'occasion s'en présente. 15o Quand on attaque un poste dont le terrain fait toute la force, ne point se précipiter, marcher avec l'avant-garde, reconnaître la position de l'ennemi, pour faire sa disposition en conséquence, et, si l'on peut, ne point attaquer le taureau par les cornes; au contraire, si l'ennemi s'ébranle, l'attaquer le plus brusquement que l'on peut, sans le marchander le moins du monde. 16o Conduire toujours, lorsqu'on veut attaquer des troupes postées, les dix mortiers avec soi pour en faire deux batteries croisées derrière la ligne, pour bombarder les batteries ennemies dans le temps qu'on marche pour l'attaquer. 17o Ne point bombarder un village, si le vent vient vers nous, mais le bombarder et réduire en cendres, si le vent pousse vers l'armée de l'ennemi.
Voilà quelques règles qu'il faut toujours avoir présentes à l'esprit, pour en faire usage lorsque l'occasion s'en présente. J'en viens à présent aux plans.
Par la position de l'ennemi on voit (plan Ier) qu'il a rétréci son front, ce qui en rend l'attaque difficile, à cause que, en débou<112>chant de cette trouée, il faut attaquer avec une tête toute une ligne formée; d'ailleurs, on doit supposer certainement que l'ennemi aura farci le bois de troupes légères d'infanterie. La disposition qu'il faut faire pour l'attaque de ce poste est de se former devant le bois, l'infanterie en première ligne, la cavalerie en seconde; de tirer un corps de douze bataillons pour se rendre maître du bois; de faire des ponts à droite pour pouvoir faire passer la rivière à quelque infanterie avec du canon; après s'être rendu maître du bois, de faire marcher autant d'infanterie que l'on peut pour border le bois; de former une grosse aile de cavalerie entre la rivière et le bois; de refuser la droite et d'attaquer avec la gauche la droite de l'ennemi, pour la prendre en flanc, etc.
Ce terrain dans lequel je suppose que l'ennemi s'est mis (plan II) est très-fort par son assiette. Si l'on pouvait éviter de l'y attaquer, ce serait mon avis; mais s'il y a nécessité absolue de le faire, voici le moyen d'y parvenir. Il faut que ce soit la gauche sur laquelle roule tout le combat, à cause que la droite de l'ennemi est la moins fortifiée. C'est à la cavalerie à faire l'effort de ce côté-là par une grande attaque, en s'appuyant au marais; la droite doit rester hors de la portée du mousquet, pour ne point souffrir inutilement. Le chemin creux, étant très-profond, sert de bornes aux deux armées. Si l'attaque de la cavalerie réussit, on peut marcher avec l'infanterie par la gauche, tourner la droite de l'ennemi et la prendre en flanc. Si l'on attaquait par la droite, on engagerait une affaire meurtrière, incertaine, et où l'on pourrait perdre prodigieusement de monde. Cependant je ferais faire une batterie de mortiers vis-à-vis de la batterie de la droite de l'ennemi qui flanque la cavalerie, pour la faire taire, comme l'on voit par le dessin ci-dessus; car je suppose que le chemin creux de l'ennemi se perd vers sa droite; j'ai même mis quelques bataillons à l'extrémité de ma gauche, avec une batterie qui tire sur la cavalerie ennemie, afin d'en précipiter la fuite et la déroute.
En voyant la position de l'ennemi (plan III), on voit, que sa droite est derrière un abatis où il a une grosse batterie qui flanque le village; ensuite son infanterie occupe une hauteur; en<113>suite vient le village, une petite plaine, un bois garni d'infanterie, une petite plaine, et sa gauche s'appuie sur l'extrémité d'une colline. Il faut attaquer ce terrain par la droite; alors on évite l'abatis, la hauteur et le village, qui seraient très-meurtriers. Je formerais un ordre de bataille en biais; ma batterie de mortiers serait sur la droite, la cavalerie en seconde et troisième ligne, et tout l'effort doit se faire par la droite. Dès que mon infanterie a enfoncé la gauche de l'ennemi, quelques bataillons pénétreront pour se rendre maîtres du bois. Pour prendre le reste de l'armée en flanc, les cinq bataillons qui ont attaqué l'infanterie, après l'avoir culbutée, se mettront chacun en colonne, pour que la cavalerie puisse passer entre deux et attaquer la cavalerie ennemie qui voudra protéger la retraite de son infanterie. Il faut faire passer par cette trouée le plus de cavalerie que l'on peut, pour qu'elle puisse soutenir l'effort, du reste de la cavalerie ennemie, qui pourrait venir au secours de sa gauche mise en déroute. En cas même que la cavalerie soit repoussée, elle peut toujours se rallier sous la protection du feu de mes cinq colonnes d'infanterie. (Plan IV.)
Voici (plan V) une disposition d'autant plus trompeuse, qu'on ne s'aperçoit point du piége que l'ennemi vous tend. Sa première ligne couvre son véritable arrangement; sa cavalerie de la droite s'aligne avec sa seconde ligne, de sorte qu'elle est flanquée par le flanc de son infanterie; la seconde ligne de cette cavalerie déborde la première, de sorte que tout est flanqué; il y a des ravins, chemins creux et étangs devant le front de la ligne; la cavalerie de la gauche est fortifiée par un carré d'infanterie qui s'appuie à un marais. Je n'attaquerais point cette gauche, parce quelle est très-fortifiée, et que le ruisseau qui sort de l'étang rétrécit mon front d'attaque; je me déterminerais donc pour la gauche.127-a Il faut que ma cavalerie attaque par échelons, comme on le voit par le plan; la droite de ma cavalerie qui attaque se met escadron derrière escadron, pour éviter le feu d'infanterie qu'elle recevrait en flanc, et qui serait terrible. Il faut que je me serve du ruisseau qui sort de l'étang pour y appuyer ma droite, et que l'infanterie attaque par la gauche, selon qu'on le voit dans <114>le plan. La difficulté commencera après qu'on aura culbuté la première ligne d'infanterie; alors on trouve un village garni d'infanterie derrière laquelle la ligne battue de l'ennemi peut se rallier. Pour l'empêcher, il faut que notre cavalerie victorieuse tourne d'abord après avoir chassé celle de l'ennemi, pour gagner les derrières de ce village. Il faut, de plus, y attirer votre réserve, et, s'il faut de nécessité attaquer le village, prendre des troupes fraîches de la seconde ligne, qui n'ont point été dans le feu, pour l'exécuter. Dès que vous aurez emporté le village, la bataille est gagnée, et il ne s'agit que de poursuivre chaudement l'ennemi.
Par cette disposition (plan VI), l'on voit que l'ennemi a garni le front de sa cavalerie de chevaux de frise, ainsi que les trois quarts de son armée, qu'à son centre il a une ou deux grosses batteries, qu'à sa gauche il a trente compagnies de grenadiers en première ligne, soutenues en seconde des Hongrois le sabre à la main et six hommes de hauteur, et qu'il a couvert sa cavalerie de la gauche de chevaux de frise. Je n'examine pas si cette disposition est bonne ou vicieuse, mais on n'a qu'à voir ma disposition, et l'on en jugera facilement. On voit que, jusqu'à six cents pas de l'ennemi, je masque mes colonnes d'infanterie derrière la cavalerie; à six cents pas, elles entrent entre les régiments, et tirent le canon en avançant sur la cavalerie ennemie. Si celle-là tient, et laisse devant soi ses chevaux de frise, mon infanterie se déploie et l'abîme avec le feu du canon et des petites armes; si la cavalerie s'impatiente et retire ses chevaux de frise pour attaquer, la mienne fait la carrière, et doit la battre, ayant toujours derrière elle ces colonnes d'infanterie pour la soutenir. Si la cavalerie ennemie est battue, ces bataillons se déploient, et prennent l'infanterie ennemie dans le flanc. Quant à l'infanterie, si les grenadiers autrichiens laissent attaquer leurs Hongrois à la turque, je fais sortir par ma droite deux escadrons, et deux par la gauche du front d'attaque, pour les prendre en flanc, et j'ai encore deux escadrons en seconde ligne pour repousser ce qui pourrait pénétrer, sans compter que mon gros canon en fera un grand meurtre. Ensuite la cavalerie victorieuse n'a qu'à prendre à dos la seconde ligne de l'ennemi, et je suis sûr qu'il sera battu sans grande peine.
<115>Cette disposition (plan VII) est plus raisonnée, plus masquée, et par conséquent plus forte que la précédente. Le front et le flanc de l'infanterie sont couverts de chevaux de frise; la cavalerie est placée devant des carrés d'infanterie entourés de chevaux de frise. Cette cavalerie doit se retirer, en cas que notre cavalerie fasse une attaque sur elle, pour que les attaquants, mis en confusion par ce feu d'infanterie, rebroussent chemin, et qu'alors ils puissent revenir sur ceux qui les ont attaqués. Mais comme il faut tout considérer et mettre à profit dans les dispositions de l'ennemi, leurs chevaux de frise nous sont d'un grand avantage, à cause que cette ligne doit avoir une peine infinie d'avancer. Voici ce que je propose pour attaquer cette armée. Je fais abstraction du terrain; qu'on l'entame par la droite ou la gauche, c'est égal, selon que le terrain paraît le plus favorable. Ma disposition est d'attaquer par la droite; mon infanterie, à six cents pas de l'ennemi, perce la cavalerie; je laisse une colonne de deux bataillons sur l'aile, avec quatre canons, les huit autres bataillons, chacun déployé sur deux lignes, devant la cavalerie, farcis de canons.
La cavalerie ennemie souffrira si fort du feu des canons et petites armes de mon infanterie, qu'elle sera obligée de prendre un parti, savoir, celui d'attaquer mon infanterie ou de s'enfuir. Si elle attaque mon infanterie, je n'en suis pas embarrassé; son feu la défendra d'un côté, et ma cavalerie est à portée de la soutenir de l'autre; j'ai dix bataillons dont celui de la gauche de la seconde ligne peut toujours couvrir le flanc, en cas que l'ennemi l'attaque. Mais il est plutôt à supposer que, comme la cavalerie a reçu l'ordre de se retirer derrière ses carrés d'infanterie, elle le fera; en ce cas, il faut attaquer la dernière redoute de l'ennemi la première, ensuite la seconde, et faire, en attendant, tirer tout le canon de ces détachements, tant sur les redoutes que sur la cavalerie qui est derrière. Après que l'on a emporté deux redoutes, la cavalerie, avec une quinzaine d'escadrons, peut choquer, et il faut que toute l'aile la suive. Après la cavalerie ennemie renversée, notre seconde ligne de cavalerie doit tourner sur le corps de bataille de l'ennemi et le prendre à dos, et la droite de mon infanterie doit joindre le corps qui a forcé les carrés, pour tourner l'infanterie ennemie et lui donner en flanc. <116>L'ennemi ne peut guère m'empêcher de faire ces mouvements, vu qu'il est gêné par ses chevaux de frise, et qu'il ne saurait faire dans un moment un quart de conversion avec une armée, sans compter que le terrain nous peut fournir des parties avantageuses dont on peut profiter pour gêner davantage l'ennemi et l'obliger de ne point bouger de sa situation. On doit avoir la plus grande attention à imprimer aux officiers qui attaquent cette redoute mouvante de ne se point abandonner à une ardeur démesurée, de rester serrés et en ordre, à cause de la cavalerie ennemie toujours prête à profiter du moindre faux mouvement qu'elle pourrait faire. On doit surtout se garder de donner le flanc et de tirer par bataillon; on ne doit employer que le feu de peloton, et, pour l'attaque de ces redoutes, ce doit être un coup de main, la baïonnette au bout du fusil, mais surtout ne point se débander après les avoir chassés, faire tirer beaucoup de canon sur la cavalerie ennemie pour l'éloigner, et, quand on voit que cela réussit, il faut que les bataillons de la seconde ligne forment les premiers la colonne, que, en attendant, la cavalerie approche de la première ligne, et celle-là ne doit former ses colonnes que lorsque la cavalerie est immédiatement derrière elle. C'est alors que la cavalerie doit attaquer avec furie, surtout que les régiments de la gauche doivent prendre garde de n'être point pris en flanc par les régiments ennemis qui se trouvent le plus près du corps de bataille. Voilà, je crois, ce que l'on peut imaginer de mieux. Cependant je ne disconviens point que la besogne ne soit difficile; mais je n'imagine rien de mieux ni de plus sûr que ce que je propose, et je ne puis entamer une armée arrangée de cette manière qu'en attaquant une des extrémités de sa ligne, en employant mon infanterie toujours soutenue de cavalerie, et le plus d'artillerie que le terrain et les circonstances permettent d'y mettre en œuvre. Je ne disconviens pas que l'ennemi, voyant mon attaque décidée, ne fera des efforts pour allonger le flanc de sa bataille; cependant, pour l'empêcher que de l'aile de son corps de bataille il ne dirige son artillerie sur mon attaque, il faut y opposer une espèce de batterie qui la tienne en respect, ou du moins qui l'empêche de diriger son feu vers mon attaque. Selon moi, l'art de la guerre est de déranger les dispositions de l'ennemi par des di<117>versions qui le forcent d'abandonner les projets qu'il avait formés; surtout si on peut l'obliger à changer sa disposition, on peut compter que la bataille est à demi gagnée, parce que sa force consiste dans son assiette fixe, et si je l'oblige à remuer ses troupes, le moindre mouvement en rompt l'ensemble et détruit la force de sa disposition.
On voit par le plan ci-joint (VIII) que le poste de l'ennemi est excessivement fort, et que le seul endroit par où il est attaquable est celui où il a placé ses chevaux de frise. Supposons donc qu'il fallût absolument l'attaquer, cela ferait une affaire de poste purement et simplement. Voici mon projet : on voit que je forme ma première ligne d'infanterie, que, vis-à-vis de l'endroit que je veux attaquer, je forme au-devant deux lignes d'infanterie, que je détache à chaque aile deux bataillons destinés pour attaquer ou masquer les deux redoutes des deux flancs de l'attaque, que mes deux batteries à bombes doivent y jeter dessus sans discontinuation, pour favoriser l'assaut du corps qui attaque; l'infanterie doit faire tirer beaucoup son canon en avançant vers la ligne; elle doit marcher un bon pas et ne tirer que lorsqu'elle se trouve sur les chevaux de frise de l'ennemi, et si elle parvient à déposter l'infanterie ennemie, elle doit s'approprier ses chevaux de frise et s'y tenir jusqu'à ce que la cavalerie arrive; alors elle se met en colonne, et la laisse déboucher pour charger l'ennemi. Une trouée comme celle-là, faite dans un poste, oblige l'ennemi à en abandonner tout le front; alors vous pouvez y entrer avec toute votre armée, et agir ensuite selon que les circonstances l'exigent. Mais mon avis est qu'on ne saurait mettre assez de vigueur et de vivacité dans des moments où un ennemi commence à se mettre en désordre, pour achever sa déroute.
On voit, par toutes ces dispositions différentes de combats, combien les circonstances obligent à varier les dispositions, et qu'un tertre ou un marais bourbeux ne doivent pas être négligés, pour peu qu'on puisse s'en servir. Le point principal est de soutenir toujours une arme par l'autre, de fortifier la cavalerie par l'infanterie et le canon, et d'avoir toujours de la cavalerie à portée de soutenir l'infanterie. Je ne dois pas omettre que, dans toutes les occasions où les combats ne s'engagent qu'en un en<118>droit, il faut que la réserve se tienne de ce côté-là, soit à la droite, soit à la gauche, car, en cas d'accident, cette réserve peut réparer le combat et vous donner la victoire. On voit donc clairement que le grand art d'un général consiste à bien connaître le terrain, à profiter de tout ce qu'il a de favorable pour lui, à savoir faire sa disposition convenable pour chaque occasion, et c'est dans ces sortes d'affaires de poste où il faut, pour que votre disposition soit bonne, qu'on se règle sur celle de l'ennemi et sur le terrain où l'on veut combattre. Je me flatte que ces petites esquisses de terrain et d'armées qui s'y trouvent postées pourront du moins faire juger, en voyant une armée rangée en bataille, dont on examine le terrain autant que cela se peut dans ces moments critiques, quel peut être l'ordre de combat que l'ennemi a donné à ses troupes, ce qui sert de guide à l'attaquant pour régler ses dispositions sur ces connaissances.
BATAILLES.
Les batailles sont des actions générales où toute l'armée s'engage avec celle de l'ennemi; c'est ce que j'appelle affaires de rase campagne, à cause qu'elles n'ont rarement lieu que dans des terrains ouverts. C'est dans ces occasions - là où il ne faut point marchander l'ennemi, se former promptement, marcher tout de suite à lui en ligne parallèle de son front. La cavalerie seule est en état de décider d'une journée pareille; la nôtre doit faire la grande attaque tout de suite, avoir une réserve de hussards qu'elle peut envoyer sur-le-champ, après avoir culbuté l'ennemi, à dos de son infanterie. Dans une occasion semblable, je répondrais bien que l'affaire ne serait ni longue, ni meurtrière, et que l'infanterie ne serait que spectatrice du combat; sa besogne étant très-facilitée, elle ne pourrait servir tout au plus que pour achever de battre un corps d'infanterie déjà ébranlé, et que son feu achèverait de dissiper. (Plan IX.)
Un avantage comme celui d'une plaine serait trop grand pour nous, et nous ne devons nous attendre qu'à des affaires de postes ou à de fortes dispositions de la part des ennemis; c'est dans ces sortes d'affaires, ou pour faire finir un feu d'infanterie qui sou<119>vent s'engage mal à propos, qu'on doit faire ma colonne, fortifiée de deux ou quatre escadrons de cavalerie, qui sûrement achèvera de décider l'affaire.
DES RETRAITES.
Les retraites sont de toutes les manœuvres de guerre les plus difficiles. Il faut empêcher que l'armée se décourage, il faut éviter la confusion. Pour empêcher que l'armée se décourage, on dit qu'il faut reculer pour mieux sauter, on leur fait des contes borgnes, on débite des nouvelles avantageuses, etc. Quant à la retraite, il faut prévoir toutes les chicanes que l'ennemi vous peut faire, occuper d'avance les postes ou les endroits dont il pourrait profiter pour vous inquiéter, et c'est dans ces marches où il faut être plus sévère qu'à l'ordinaire, pour empêcher les officiers de se négliger. Malgré tout cela, il est bien difficile d'empêcher qu'une arrière-garde ne souffre pas, si elle a des pandours à ses trousses, surtout si la marche traverse un pays fourré.
DIFFICULTÉ DES SURPRISES DE CAMPS; DIFFICULTÉ D'ATTAQUER UNE ARMÉE EN MARCHE.
Il est, pour ainsi dire, impossible de surprendre les Autrichiens dans leurs camps; ils ont trop grand nombre de troupes légères, dont une partie couvre leur camp et l'autre est toujours occupée à vous entourer, vous observer et vous harceler. Le hasard cependant pourrait faire réussir un pareil dessein; mais il n'y a que les fous qui comptent sur le hasard. On dit de même dans beaucoup de livres de guerre que le moment favorable de prendre l'ennemi au dépourvu, c'est de l'attaquer dans sa marche; mais c'est beaucoup plus difficile que l'on ne pense; en voici les raisons. D'ordinaire on ne campe tout au plus près qu'à une demi-lieue de l'ennemi; si rien ne sépare les armées, on peut compter qu'elles se battent tout de suite; mais si elles ont des défilés entre elles, ou qu'il y ait un terrain difficile entre les deux armées, comment atteindre celle de l'ennemi? Ce ne pourrait être <120>qu'avec la cavalerie; mais si le terrain par où marche l'ennemi ne convient qu'à l'infanterie, comment ma cavalerie pourra-t-elle agir? C'est donner trop au hasard que d'entamer ces sortes d'expéditions à la légère. Mais si les armées campent à deux ou trois milles les unes des autres, il est impossible de joindre celle de l'ennemi, si elle marche par sa droite ou par sa gauche, à moins que son mouvement ne tende qu'à s'approcher de vous. En ce cas-là, et si vous jugez convenable d'engager une action, vous pouvez marcher à la rencontre de l'ennemi; 1o savoir si ce terrain où il veut camper vous est favorable; 2o partir de nuit pour ne pas arriver trop tard; 3o engager l'affaire sans délai et brusquement. Mais en ce cas, et après cette marche de nuit que vous aurez faite, il vous sera très-difficile de poursuivre cet ennemi, si vous venez à bout de le battre, et la poursuite est plus nécessaire et plus utile que la bataille même.
DE LA POURSUITE.
Il y a trois sortes de poursuites : poursuites de détachements, poursuites d'ailes d'armée, poursuites d'armées entières. Celles de la première espèce doivent se faire avec prudence; surtout, plus le détachement est faible, et plus il doit appréhender des embuscades. Si c'est un corps détaché de l'armée qui poursuit un corps détaché de l'armée ennemie, il doit craindre, s'il le presse trop, qu'il sera secouru de son chef, et par conséquent craindre l'approche de ces secours, qui de victorieux pourraient le rendre vaincu. C'est donc à la prudence de l'officier qui commande ce détachement à prévoir ce qui peut arriver, à observer le terrain, s'il est propre à des embuscades, et à arrêter l'ardeur de ses troupes, s'il a lieu de craindre ou l'arrivée des secours ennemis, ou quelque piége que le fuyard prendra lieu de lui tendre à la faveur d'un terrain propre à seconder ses vues. La poursuite d'une aile victorieuse engage à des considérations à peu près semblables. Il faut que les officiers de cavalerie sur lesquels roule cette besogne aient l'esprit présent, et qu'ils se gardent de poursuivre trop chaudement la cavalerie ennemie, s'ils voient ou des haies, ou des villages garnis d'infanterie; dans tous les autres <121>cas où il y a des plaines et des hauteurs, et où l'on est sûr qu'il n'y a point d'infanterie, il faut, après avoir culbuté la cavalerie, la poursuivre chaudement jusqu'à ce qu'on voie que tous les différents corps qui composent les fuyards se confondent. Alors quelques escadrons qui poursuivent à coups de pistolet ces gens en déroute suffisent pour en augmenter la terreur, pourvu qu'une grosse ligne de cavalerie bien serrée la soutienne au grand trot, et tâche de profiter d'un défilé pour faire nombre de prisonniers sur ces fuyards, que le nombre embarrasse dans ce moment, et que la confusion totale empêche d'agir et de s'opposer au moindre effort des victorieux. Dès qu'un général de cavalerie voit une confusion générale à l'aile qu'il a chargée et battue, il peut détacher ses hussards et ses dragons pour tomber à dos de l'infanterie ennemie, pour faciliter par là le succès de la bataille. Il peut encore détacher des corps vers les lieux où l'ennemi probablement doit faire sa retraite, ce qui achèverait de le déconcerter; des troupes qui s'enfuient prennent toujours le chemin par lequel elles sont venues, parce que la multitude, qui décide dans une fuite, n'en connaît pas d'autre. Quant à l'armée en général, il est sûr que c'est l'ordre qui décide de la supériorité, et qu'une armée qui est battue n'est qu'un nombre d'hommes qui rompent l'arrangement dans lequel on les a mis et qui les rendait redoutables, et par conséquent se mettent hors d'état d'obéir au commandement de ceux qui pourraient les conduire. Autant respectable que se rend un général par son habileté avant que son armée soit mise en confusion, autant se réduit-il à rien, avec toute sa science, dès le moment que la confusion se met dans ses troupes; il peut aussi peu donner des preuves de son habileté qu'un violon peut jouer, quelque grand maître qu'il soit, si ses quatre cordes se cassent sous son archet.136-a C'est donc ce moment de confusion où tout l'ordre se détruit, où tout commandement cesse, où l'habileté devient inutile, dont un bon général doit profiter; car toute bataille qui ne se donne pas pour terminer la guerre devient une effusion de sang inutile à l'État. Si vous avez donc travaillé pendant toute une campagne à trouver le moment où vous pourrez mettre l'ennemi en confusion, il faut en profiter <122>quand il est arrivé. Pour cela, 1o il faut mener avec soi du pain pour quelques jours; 2o il faut poursuivre l'ennemi quelques jours, surtout celui de la bataille; s'il ne peut trouver le moment de se recueillir, il fuira toujours plus loin; s'il fait même mine de s'arrêter quelque part, il faut le brusquer où il paraît vouloir faire ferme, ne point épargner les troupes alors, soit par des fatigues ou des attaques nouvelles, puisqu'il s'agit, par ces fatigues-là, de leur procurer par la suite un long repos. Chaque jour de poursuite diminuera l'armée ennemie de quelques milliers d'hommes, et bientôt il ne lui restera plus de corps assemblé, surtout si l'on fait tous les efforts possibles pour leur enlever le bagage. C'est par ces sortes d'actions que, dans peu de campagnes, on fait plus de chemin que d'autres généraux dans beaucoup d'années; mais cela n'est pas facile, car beaucoup d'officiers se tiennent quittes pour avoir fait leur devoir à la rigueur; la plupart sont si aises que la bataille soit finie, qu'on a bien de la peine à leur inspirer cette nouvelle ardeur de poursuivre. Il faut surtout bien choisir les officiers détachés pour hâter la fuite des ennemis, et prendre les meilleurs de tous; au défaut de quoi on réussirait aussi peu que le prince Eugène et Marlborough, qui, après la bataille de Malplaquet, détachèrent le général Bülow, des Hanovriens, qui se garda bien d'approcher de l'arrière-garde française, et ne la suivit qu'à six mille pas.
DES DISPOSITIONS DIFFÉRENTES D'ARMÉE.
Je ne parle point des dispositions différentes pour les passages de rivières, pour les retraites, pour les surprises d'armée, à cause que j'en ai parlé dans ma première partie; mais je recommande à tous ceux qui sont chargés d'en faire de penser surtout à garder leurs flancs et à fortifier l'infanterie par la cavalerie, celle-là par l'infanterie, l'une et l'autre par le canon, à joindre les secours de la fortification et des mines à ceux-là, et d'employer le tout selon les circonstances dans lesquelles ils se trouvent et selon le terrain dans lequel ils sont placés. Je ne parle point d'attaques de retranchements, à cause que ce n'est point l'usage de nos voisins <123>de se retrancher; mais s'il faut attaquer un retranchement, il faut se résoudre le joui que l'ennemi commence à y travailler, ou n'y point penser du tout, à cause que chaque moment que vous perdez est autant de gagné pour lui, dont il profite pour se rendre plus redoutable. La principale attention dans ce qui concerne l'attaque même est de profiter du terrain, des ravins ou des fonds pour masquer à l'ennemi l'endroit par lequel on veut faire son plus considérable effort, pour qu'il ne puisse point y porter des troupes.
DES GRANDES PARTIES DE LA GUERRE.
PROJETS DE CAMPAGNE ET RÉSOLUTIONS A PRENDRE SUR DES MOUVEMENTS DE L'ENNEMI, POUR RECONNAITRE SES FAUSSES DÉMONSTRATIONS DES VÉRITABLES, POUR SE GARANTIR DE SES TROUPES LÉGÈRES. etc.
PROJETS DE CAMPAGNE.
Les projets de campagne se règlent sur les forces que l'on a, sur celles de l'ennemi, sur la situation des pays où l'on veut porter la guerre, et sur l'état actuel de la politique de l'Europe. Si l'on veut faire la guerre, il faut savoir si l'on est supérieur à son ennemi, soit en nombre, ou en valeur intrinsèque des troupes; si le pays que l'on veut attaquer est ouvert, ou couvert d'une rivière, ou montueux, ou rempli de places fortifiées; si vous avez des rivières pour faciliter le transport de vos vivres, ou s'il les faut faire conduire par chariots; si vous avez des places fortes vers cette frontière, ou en quoi consiste votre ligne de défense. Il faut savoir, de plus, quels sont les alliés de ce prince, sur quoi roulent les traités qu'il a faits avec eux, à quel point montent leurs forces, s'ils donneront des auxiliaires, ou s'ils agiront par diversions. Toutes ces connaissances sont nécessaires pour pouvoir établir avec fondement l'état de la guerre; mais ces points importants sont traités à la légère par les ministres, qui n'agissent pour la plupart qu'avec passion, qui entreprennent une guerre par un mouvement de vanité ou par un désir de cupidité aveugle, ou même par haine et par animosité. Quiconque lit l'histoire, je <124>ne dis pas des siècles reculés, seulement du dernier siècle, se convaincra de la vérité de ce que j'avance. Je crois qu'un homme raisonnable, dans le calme des passions, ne commence jamais une guerre où il est obligé dès le commencement d'agir défensivement; on a beau étaler de grands sentiments, toute guerre qui ne mène pas à des conquêtes affaiblit le victorieux et énerve l'État. Il ne faut donc jamais en venir à des hostilités, à moins que d'avoir les plus belles apparences à faire des conquêtes, ce qui d'abord détermine l'état de la guerre et la rend offensive. Mais comme dans toutes nos guerres l'Europe se divise en deux grandes factions, il en résulte un certain équilibre de forces qui fait que, après bien des succès, on n'est guère avancé lorsque la paix générale se fait; de plus, lorsqu'on est obligé de diviser ses forces pour faire front de tous les côtés où l'on a des ennemis, il n'y a guère de puissance en état de subvenir aux frais énormes qu'exigent trois ou plus d'armées qui doivent toutes agir offensivement, ce qui fait que dans peu les efforts ne se font que d'un côté, tandis que les autres armées coulent des campagnes infructueuses et oisives.
Si l'on veut se promettre de grands avantages, il ne faut s'attacher qu'à un ennemi, et faire tous ses efforts contre lui; alors on doit se promettre les plus grands succès. Mais les conjonctures ne permettent pas de faire tout ce que l'on voudrait, et souvent on se voit obligé à prendre des mesures que la nécessité vous impose. Les plus grands défauts des projets de campagne sont ceux qui vous obligent à faire des pointes;139-a j'appelle pointes des corps d'armée qu'on aventure trop loin de ses frontières, et qui ne sont soutenus par rien. Cette méthode est si mauvaise, que tous ceux qui l'ont suivie s'en sont mal trouvés. Il faut donc commencer par agir dans le grand comme on le fait dans le petit. Dans un siége, personne ne s'avise de commencer par la troisième parallèle, mais par la première; on marque le dépôt des vivres, et tous les travaux que l'on pousse en avant doivent être soutenus par ceux de derrière; de même, dans les batailles, les seules dispositions bonnes sont celles qui se soutiennent mutuellement, où <125>aucun corps n'est hasardé tout seul, mais sans cesse soutenu par d'autres. Il faut de même traiter la guerre en grand; si vous trouvez un pays où il y a des montagnes, faites de ces montagnes votre ligne de défense, occupez-en les principales gorges par des détachements, et mettez-vous du côté de l'ennemi pour soutenir cette ligne; car on ne défend rien en se mettant derrière rivière ni montagne, mais en restant de l'autre côté. Si vous trouvez un pays où il y a nombre de places fortes, n'en laissez aucune derrière vous, mais prenez-les toutes; alors vous cheminez méthodiquement, et vous n'avez rien à craindre de vos derrières. Si vous prenez beaucoup de places, faites-en démolir la plus grande quantité pour épargner des garnisons, et ne conservez que celles dont vous avez besoin pour vos vivres et pour votre sûreté en cas de retraite. Après avoir supposé ce que vous voulez faire, raisonnez comme l'ennemi, supposez ce qu'il peut vous opposer, et rédigez votre projet sur les difficultés qu'il vous fera. Il faut que tout soit calculé d'avance, et que l'on ait compté sur tout ce que l'ennemi peut faire; car c'est la marque d'un homme superficiel ou ignorant dans le métier de la guerre, lorsqu'il est obligé de dire : Je ne l'aurais pas cru.140-a Prévoyez donc tout, et en ce cas-là vous aurez d'avance trouvé remède à tous les inconvénients, car ce que l'on pense à tête reposée vaut mieux cent fois que des résolutions prises sur-le-champ, qui ne sont ni digérées ni pesées; les impromptu peuvent réussir, mais ils valent toujours mieux lorsqu'on les a faits d'avance. Il faut aussi bien distinguer les projets de campagne qui se font au commencement d'une guerre, ou après quelques campagnes. Ceux de la première espèce, s'ils sont bien faits, peuvent décider de toute la guerre, si l'on sait bien prendre tous les avantages sur l'ennemi que vous donnent ou vos forces, ou le temps, ou un poste dont vous vous rendez maître le premier. Ceux de la seconde espèce se règlent sur tant de circonstances, qu'il est impossible de prescrire des règles générales, sinon de garder sa ligne de défense et de ne point pousser de pointes. Surtout, dans tous ces projets, de quelque nature qu'ils soient, il faut que la première attention soit pour les vivres, non pour savoir si l'on en aura pour quinze jours, mais <126>pour toute la campagne. Pour faire de bons projets dans le courant de la guerre, il faut avoir des espions dans le cabinet des princes ou dans les bureaux de guerre; dès que vous êtes informé des intentions de l'ennemi, il vous est facile de rompre ses mesures, et vous pouvez toujours entreprendre hardiment ce qu'il appréhende le plus, car c'est une règle certaine qu'il faut faire le contraire de ce qu'il désire. Le beau d'un projet de guerre est que, en risquant peu, vous mettez l'ennemi en danger de perdre tout; exemples : surprise de Crémone, batailles de Luzara, de Cassano, passage de Thann et Belfort, Turenne, etc. Lorsque la ruse se joint à la force, alors le général est complet; c'est le grand art de tromper l'ennemi, et il faut que cela se fasse d'une manière plausible; exemples : Starhemberg au passage de l'Adda pour secourir le roi de Sardaigne; prince Eugène avant la bataille de Turin; Luxembourg à Landau, nota benè, chef-d'œuvre. Ce sont là les grands modèles qu'il faut étudier; mais la guerre de troupes légères que font les Autrichiens donne des entraves à un général; il est réduit lui-même à la défensive, et a bien de la peine à en imposer à ses ennemis.
DE LA GUERRE DÉFENSIVE.
Les projets de guerre défensive roulent sur les camps forts où l'on se campe avec l'armée dans des situations avantageuses, et sur des détachements que l'on fait à droite et à gauche de l'ennemi pour lui enlever ses vivres, pour battre ses fourrageurs, pour l'énerver et le ruiner petit à petit, mettre la misère dans ses troupes, faute de vivres, provoquer la désertion et, selon la raison de guerre, en profiter dans la suite. On ne doit jamais se restreindre si absolument dans une guerre défensive et se priver des moyens de profiter des fautes de l'ennemi, comme on réduisit l'armée de Catinat lorsqu'il devait couvrir la Provence, le Dauphiné et la Savoie, et qu'on lui laissa manquer de caissons et de mulets dans son armée, de sorte que, pour subsister, il était obligé de demeurer cloué dans son poste. Une défensive bien conduite doit avoir toutes les apparences d'une guerre offensive; elle ne doit en différer que par les camps forts et le ménagement <127>que l'on a de ne point hasarder de bataille, à moins que d'aller à jeu sûr. C'est principalement dans cette sorte de guerre qu'il faut surtout mettre en œuvre tout ce qui est chicane, finesse et ruse de guerre; un général bien habile dans cette partie changera bientôt la défensive en offensive audacieuse; il ne faut que donner lieu à l'ennemi de ne faire que deux fautes dont il faut profiter d'abord et changer ainsi l'état de la guerre. Il nous est très-difficile, à nous autres Prussiens, de faire une guerre défensive dans ce genre contre les Autrichiens, à cause de leur grande supériorité de troupes légères, tant cavalerie qu'infanterie. Notre infanterie ne peut se regarder que comme les légionnaires romains; ils sont faits et dressés pour les batailles; leur ensemble et leur solidité en fait la force. La manière de combattre des troupes légères est toute différente; nous n'en avons point d'infanterie, et nos hussards ne sont pas assez nombreux pour pouvoir se soutenir en partis contre ceux de la reine de Hongrie. Il est donc certain que, pour mettre quelque égalité entre nos deux armées, il me faut au moins encore deux mille hussards et un corps de quatre mille hommes de troupes légères d'infanterie, divisés en compagnies franches; mais c'est l'œuvre du temps et des finances de produire ces excellents arrangements, auxquels il en faudra venir pourtant tôt ou tard en cas de guerre.
DES FAUSSES ET DES VÉRITABLES DÉMONSTRATIONS DE L'ENNEMI.
Il est très-difficile de distinguer à coup sûr les fausses des vraies démonstrations de l'ennemi; voici tout ce que l'on peut dire de plus plausible sur cette matière. La meilleure méthode, dont le prince Eugène s'est toujours bien trouvé, c'est d'avoir un bon espion à la cour du prince avec lequel l'on est en guerre, ou du moins d'avoir un espion d'importance dans l'armée ennemie, qui vous avertisse des desseins de son général. Si ces deux moyens vous manquent, il faut étudier la méthode du général qui commande l'armée que vous avez devant vous. La plupart des généraux suivent à peu près le même train; lorsqu'on le connaît, <128>on peut juger, tant par leurs mouvements que par la manœuvre des troupes légères, quel peut être leur dessein, et, quant aux différents desseins qu'ils pourraient former, le plus sûr est de supposer qu'ils feront ce qui vous est le plus désavantageux; si vous tâchez de les prévenir de ce côté-là, du moins, s'ils ont un autre dessein, le succès ne vous en sera-t-il pas aussi préjudiciable. Une bonne méthode, c'est de se camper proche de l'ennemi; alors vous voyez ce qu'il fait, et vous êtes en état de vous opposer à ses desseins; mais s'il est143-a à quelques marches de votre armée, on vous fera à tout moment de faux rapports, et il pourra vous arriver de faire un mouvement à contre-temps, ce qui gâtera toutes vos affaires. Mais, si vous avez l'ennemi en vue, vous n'avez qu'à ouvrir les yeux pour savoir ce qu'il fait, De plus, les camps les plus voisins de l'ennemi sont les plus paisibles, toutes fois et quantes on y est en règle. Les principales choses qu'il faut couvrir dans nos guerres, ce sont les magasins, et c'est sur eux que doivent rouler la plupart des projets de l'ennemi. S'il s'agit de gagner des défilés ou des passages dont le succès d'une campagne dépend, c'est un autre sujet de marche; et enfin, lorsque l'on a des corps détachés, on doit être très-attentif à pouvoir y porter du secours, au cas que l'ennemi, avec toute son armée, tente de détruire un de ces détachements. On peut soupçonner l'ennemi d'un pareil dessein dès le moment qu'un grand corps de troupes légères intercepte la communication de votre armée à ce corps, et sans balancer il faut faire pousser ces troupes légères pour porter du secours au corps détaché, qui, s'il n'est pas déjà engagé avec l'ennemi, le sera incessamment. Il résulte de toutes ces attentions et soins différents qu'un général d'armée doit être d'une vigilance infatigable, songer à tout, prévoir tout, et observer jusqu'aux moindres démarches des ennemis. S'il néglige le moins du monde de ces attentions pendant tout le cours de la campagne, il peut compter que l'ennemi ne tardera pas à l'en faire repentir.
<129>DES RUSES DE GUERRE.
Il est tant de différentes espèces de ruses, qu'il serait bien difficile de les rapporter toutes; il en est pour les guerres de siéges, pour les guerres de campagne, pour les surprises, et encore pour les dispositions de combats. Les ruses de guerre s'emploient pour tromper l'ennemi et pour lui cacher vos desseins. Dans les guerres de siéges, ces ruses ont deux fins, l'une de détourner l'ennemi d'une place que l'on veut assiéger, l'autre d'affaiblir la garnison de cette place. Pour cet effet, on forme des magasins à deux différents endroits. (NB. Cette ruse est trop coûteuse pour être pratiquée souvent et par tout le monde.) On assemble l'armée dans un endroit éloigné de la place que l'on veut véritablement assiéger; on fait mine d'en vouloir faire investir une autre, ce qui produit pour l'ordinaire que l'ennemi tire des troupes des places éloignées, pour renforcer la garnison de celle qui est menacée; alors, par des détachements et des contre-marches, on tourne brusquement vers la place qu'on avait résolu d'assiéger, dont la garnison se trouve affaiblie par le détachement qu'elle a fait. Les ruses que l'on emploie pour la guerre de campagne sont infinies; les unes sont en discours que l'on public de desseins auxquels on ne pense pas, pour cacher ceux que l'on médite; les autres consistent dans des mouvements d'armée concertés, où l'on fait marcher un corps d'un côté et où l'on fait toutes les dispositions pour le suivre, sur quoi on marche de l'autre, et cette fausse avant-garde devient ensuite votre arrière-garde. Dans une guerre absolument offensive, on fait mine de vouloir pénétrer par trois endroits différents dans le pays ennemi, pour cacher l'endroit par lequel on a dessein d'y entrer, afin d'y trouver moins de résistance. Les passages de rivières exigent beaucoup de ces sortes de ruses, et le plus fin l'emporte; il s'agit alors de même de cacher à l'ennemi l'endroit où l'on a intention de passer cette rivière, pour trouver moins de résistance à ce passage et avoir le temps de le faire avec l'armée avant que l'ennemi en soit averti. Laisser une ligne dans son camp et marcher la nuit avec <130>la seconde, c'est une ruse de guerre; faire des feux dans un camp que l'on abandonne, et y laisser du monde qui y fait du bruit, est une ruse de guerre dont on se sert pour cacher son décampement à l'ennemi. Toutes les fausses attaques sont des ruses de guerre; par exemple, que l'on envoie un corps qui fait quelque démonstration comme s'il voulait attaquer l'armée ennemie, mais qui cependant ne s'engage pas, tandis que l'on attaque et défait un détachement de cette armée mal posté. Si l'ennemi vous respecte, et que vous trouviez à propos de vous battre, inspirez-lui de la sécurité, faites semblant de le craindre, préparez des chemins en arrière, et son amour-propre vous servira mieux que votre force. S'il est trop audacieux, affectez de vouloir en venir aux mains, tâchez de battre quelque petit détachement, tâchez de le harceler, et il deviendra plus traitable. S'il est plus fort et plus nombreux que vous, employez toutes vos ruses à lui faire faire des détachements, et, dès qu'il les a faits, profitez du moment pour le battre. Il y a des ruses pour surprendre des places, exemple : prince Eugène, lorsqu'il surprit Crémone; des ruses pour que l'ennemi ne devine pas votre but; pendant l'hiver, par exemple, celui qui rassemble le premier ses troupes et tombe sur le quartier des ennemis a toujours gain de cause; alors la ruse va à cacher l'assemblée de vos troupes ou à y donner d'autres motifs, comme de relever la Postirung,146-a ou de changer quelques régiments de quartiers. L'exacte disposition de la marche des troupes pour le moment de leur réunion décidera de votre entreprise. Les retranchements peuvent aussi être comptés parmi les ruses de guerre quand on en tourne l'usage à cette fin; cela ne doit servir que pour rendre un ennemi plus hardi et l'induire à hasarder des manœuvres indiscrètes vis-à-vis de votre armée, comme de lui prêter le flanc, de faire des marches sans précaution, de passer une rivière dans votre voisinage. Alors il est temps de quitter ce retranchement pour punir l'ennemi de sa <131>sottise. Afin donc de diriger toutes vos démarches vers le but où vous tendez, il faut faire nombre d'ouvertures à ce retranchement, pour que vous en puissiez sortir sans embarras. On fait de faux détachements, que l'on rappelle peu de temps après; on commande des fourrages pour induire l'ennemi d'y envoyer sa cavalerie, on les contremande, et ensuite on tombe sur cette armée affaiblie par l'absence de ses fourrageurs. Dans ses marches, quand on est près de l'ennemi, on fait paraître de fausses têtes de colonnes pour lui donner le change. Enfin je ne finirais jamais, si je voulais faire l'énumération de toutes les inventions que l'occasion fournit, et dont on se sert à la guerre pour tromper son ennemi.
J'en viens aux ruses pour les dispositions. Notre marche par colonnes serrées qui font front à l'ennemi, et qui tout d'un coup se changent en ligne oblique, peuvent être comptées de ce nombre; nos colonnes que nous cachons derrière une aile de cavalerie jusqu'au moment que nous voulons nous en servir sont également de ce nombre; les colonnes d'infanterie masquées par la cavalerie, et qui paraissent à six cents pas, se déploient et font feu sur l'ennemi, sont également du même genre; la disposition des Autrichiens avec leurs carrés d'infanterie derrière la cavalerie peut s'y ranger tout de même; une cavalerie cachée par le terrain, et dont on se sert inopinément, soit pour gagner, derrière un terrain couvert, le flanc ou le dos de l'ennemi, est encore ruse de guerre; c'en est encore une que de cacher un corps dans des broussailles ou dans des fonds un jour de bataille, et qui paraît tout à coup comme un secours, et qui décourage l'ennemi et donne une confiance nouvelle à vos troupes. Toutes les fausses attaques que l'on fait à une armée postée sont des ruses de guerre, car elles servent à diviser son attention et à l'éloigner du projet que vous avez formé et de l'endroit par lequel vous avez résolu de percer. Dans les attaques de retranchements, on se sert des fonds qui en sont proches pour y former les corps par l'effort desquels on veut y pénétrer; c'est de même, comme je l'ai dit, pour tromper l'ennemi. Souvent même il faut tromper et votre adversaire, et vos propres troupes, et cela arrive lorsque l'on est sur la défen<132>sive; cela s'appelle faire la guerre de contenance. L'année 1673, lorsque M. de Turenne défendait l'Alsace contre l'armée supérieure du double que commandaient le Grand Électeur et M. de Bournonville, il recula jusqu'à Saverne, Bitche, et la Petite-Pierre. Dans ce dernier camp, qu'il avait intention de quitter pour se retirer en Lorraine, la veille de son départ, il fit travailler à un retranchement; cela trompa son armée et les ennemis également; le lendemain, il décampa, et se retira en Lorraine sans perte. Une armée doit donc toujours faire bonne contenance, et, lorsqu'elle est sur le point de se retirer, se présenter de si bonne grâce, que l'ennemi puisse croire plutôt que son intention est de combattre. Mais après avoir bien occupé les lieux difficiles de son passage, son décampement doit se faire avec toute la promptitude possible, sans cependant nuire à l'ordre. La disposition de l'échiquier sur plusieurs lignes me semble la meilleure. Les dernières troupes se rompent par les extrémités ou les ailes, de sorte que ce qui reste de l'armée se trouve toujours appuyé par les troupes que l'on a postées d'avance au défilé. Cachez donc toujours vos desseins à l'ennemi, tâchez de pénétrer les siens, réfléchissez longtemps, agissez avec vivacité et promptitude, ne manquez jamais de vivres, et à la longue vous serez le maître de votre ennemi. Mais ne vous endormez jamais, surtout réveillez-vous après vos succès; la bonne fortune est dangereuse, en ce qu'elle inspire la sécurité et le mépris de l'ennemi. Cela fut cause qu'un aussi grand homme que le prince Eugène se vit enlever ses magasins de Marchienne après l'affaire de Denain.
DE CE QUE L'ON PEUT OPPOSER AUX TROUPES LÉGÈRES DE LA REINE DE HONGRIE.
Les troupes légères de la reine de Hongrie obligent d'abord à faire deux détachements, l'un sur la droite, l'autre sur la gauche de votre armée, pour les empêcher de vous tourner. On peut opposer hussards à hussards, infanterie à infanterie; mais comme nous n'avons pas d'infanterie légère, il faudra penser sérieuse<133>ment, avec le temps, de s'en former d'artificielle. On pourrait facilement former un ou deux régiments de déserteurs français, et trouver de vieux officiers qui ont été enveloppés dans la dernière réduction, pour les commander. Ces gens ne doivent faire que des partis, soit pour inquiéter des grand' gardes, des détachements, soit pour enlever de petits corps mal postés, en un mot, le service de compagnies franches. Mais voici le grand obstacle, et qui, dans les États de la Reine, donnera toujours la supériorité à ses troupes légères sur les nôtres : c'est la faveur du pays, volontaire ou contrainte, ce qui fait que notre armée ne se trouve avertie de rien, et que les ennemis ont d'abord vent du moindre petit détachement qui sort de notre camp. Nous ne pouvons pas nous garantir contre les espions dans leur pays, à cause que l'armée est obligée de vivre, et que, parmi le nombre de ceux qui nous vendent des denrées, il y a sûrement de ces sortes de gens; que les grand'gardes aient toute la vigilance possible, comment connaîtront-ils un espion, et comment le distinguer d'un autre paysan? Cela donc étant impossible, on se voit obligé de faire une guerre serrée, de n'envoyer que des détachements forts hors de l'armée, et de n'eut reprendre qu'à coup sûr. Dans le cours d'une campagne, on n'a guère à appréhender de l'effort des troupes légères; le butin est leur objet, et, quoi que fassent leurs généraux, on ne leur fera jamais perdre l'inclination du pillage. Deux mois de campagne en rétabliront la routine sur le pied que cela était la dernière guerre. Il ne résulte donc d'avantage de ces troupes légères, pour la reine de Hongrie, que de fatiguer nos troupes par les escortes et les fourrages, où nous sommes obligés d'employer le triple de troupes qu'eux; mais il en résulte un bien très-grand pour notre armée : c'est que ces escarmouches continuelles l'aguerrissent et lui font mépriser les dangers, que nos officiers se forment, tandis que nos ennemis, dans un camp tranquille, sont comme dans leur garnison, et sentent une impression bien plus vive à l'approche d'une bataille que nos troupes, que des escarmouches continuelles familiarisent avec le danger. Ces troupes légères peuvent donc être nuisibles seulement dans un cas, qui est celui des retraites, et encore faut-il <134>que la marche conduise l'armée par un pays montueux, fourré et difficile; dans ces terrains, il est impossible de se retirer sans perte, quelque disposition et quelque précaution que l'on prenne, et c'est dans ces cas où il faut cacher ses décampements pour dérober sa marche à l'ennemi. Ainsi la ruse est bonne à tout, et il n'y a que certains cas où l'on peut employer la force.
Voilà quelques courtes réflexions sur la guerre, que mon loisir m'a permis de faire, où j'ai eu plutôt dessein de rectifier mes propres idées et de répéter pour mon usage les principes de la guerre que de l'enseigner à d'autres.
120-a Voyez ci-dessus, p. 10 et 18.
127-a C'est-à-dire la gauche de Frédéric lui-même.
136-a Voyez t. XII, p. 233 et 234; t. XIX, p. 311.
139-a Voyez t. III, p. 65 et 98; t. VII, p. 91; t. XVII, p. 342; t. XIX, p. 82; ci-dessus, p. 9.
140-a Voyez t. XXVI, p. 588.
143-a Le mot est manque dans l'original.
146-a Au lieu du mot Postirung (Winter-Postirung), Frédéric a mis dans ses Règles de ce qu'on exige d'un bon commandeur de bataillon en temps de guerre : « la chaîne des quartiers d'hiver, » et dans son écrit, Des marches d'armée : « le cordon qui doit couvrir les quartiers d'hiver. »