VII. RÉFLEXIONS SUR LA TACTIQUE ET SUR QUELQUES PARTIES DE LA GUERRE, OU RÉFLEXIONS SUR QUELQUES CHANGEMENTS DANS LA FAÇON DE FAIRE LA GUERRE.[Titelblatt]
<152><153>RÉFLEXIONS SUR LA TACTIQUE ET SUR QUELQUES PARTIES DE LA GUERRE. OU RÉFLEXIONS SUR QUELQUES CHANGEMENTS DANS LA FAÇON DE FAIRE LA GUERRE.
Qu'importe de vivre, si l'on ne fait que végéter?169-a Qu'importe de voir, si ce n'est que pour entasser des faits dans sa mémoire? Qu'importe, en un mot, l'expérience, si elle n'est digérée par la réflexion?
Végèce dit que la guerre doit être une étude et la paix un exercice,169-b et il a raison.
L'expérience mérite d'être approfondie; ce n'est qu'après l'examen réitéré qu'on en fait que les artistes parviennent aux connaissances des principes, et c'est aux moments de loisir, au temps de repos de préparer de nouvelles matières à l'expérience. Ces recherches sont les productions d'un esprit appliqué; mais que cette application est rare, et qu'il est, au contraire, commun de voir des hommes qui ont usé de tous leurs membres, sans avoir jamais de leur vie fait usage de l'esprit! La pensée, la faculté de combiner des idées est ce qui distingue l'homme d'une bête de somme. Un mulet, après avoir porté dix campagnes le <154>bât sous le prince Eugène, n'en sera pas meilleur tacticien; et il faut confesser, à la honte de l'humanité, que beaucoup d'hommes vieillissent dans un métier respectable d'ailleurs, sans y faire d'autres progrès que ce mulet.
Suivre la routine du service, s'occuper du soin de sa pâture et de son couvert, marcher quand on marche, se camper quand on campe, se battre quand tout le monde se bat, voilà, pour le grand nombre d'officiers, ce qui s'appelle avoir servi, avoir fait campagne, être blanchi sous le harnois.
De là vient qu'on voit ce nombre de militaires attachés à de petits objets, rouilles dans une ignorance grossière, qui, au lieu de s'élever par un vol audacieux jusqu'aux nues, ne savent que ramper méthodiquement sur la fange de la terre, qui ne s'embarrassent et ne connaîtront jamais les causes de leurs triomphes ou de leurs défaites. Ces causes sont cependant très-réelles.
Ce sévère critique, le judicieux Feuquières,170-a nous a détaillé toutes les fautes que les généraux ont faites de son temps; il a, pour ainsi dire, fait l'anatomie des campagnes où il a assisté, en montrant quelles étaient les causes des succès et quelles étaient les raisons des infortunes. Il a indiqué la route qu'il faut suivre lorsqu'on veut s'éclairer, et par quelles recherches on découvre ces vérités primitives qui sont la base des arts.
Depuis son siècle, la guerre s'est raffinée; des usages nouveaux et meurtriers l'ont rendue plus difficile. Il est juste de les détailler, afin que, ayant bien examiné le système de nos ennemis et les difficultés qu'ils nous présentent, nous choisissions des moyens propres pour les surmonter.
Je ne vous entretiens point des projets de nos ennemis, fondés sur le nombre et le pouvoir de leurs alliés, dont la multitude et la puissance réunie était plus que superflue pour écraser, non la Prusse, mais les forces d'un des plus grands rois de l'Europe qui aurait voulu résister à l'impétuosité de ce torrent. Il n'est pas besoin de vous faire remarquer la maxime qu'ils ont adoptée généralement, d'attirer par diversion nos forces d'un côté, pour frapper un grand coup à l'endroit où ils sont sûrs de ne pas trouver de résistance; de se tenir sur la défensive vis-à-vis d'un corps <155>assez fort pour leur tenir tête, et d'employer la vigueur contre celui que sa faiblesse oblige de céder.
Je ne vous rappelle pas non plus la méthode dont je me suis servi pour me soutenir contre ce colosse, qui menaçait de m'accabler. Cette méthode, qui ne s'est trouvée bonne que par les fautes de mes ennemis, par leur lenteur qui a secondé mon activité, par leur indolence à ne jamais profiter de l'occasion, ne doit point se proposer pour modèle.
La loi impérieuse de la nécessité m'a obligé à donner beaucoup au hasard. La conduite d'un pilote qui se livre aux caprices du vent plus qu'à la direction de sa boussole ne peut jamais servir de règle.
Il est question de se faire une juste idée du système que les Autrichiens suivent dans cette guerre. Je m'attache à eux comme à ceux de nos ennemis qui ont mis le plus d'art et de perfection dans ce métier. Je passe sous silence les Français, quoiqu'ils soient avisés et entendus, parce que leur inconséquence et leur esprit de légèreté renverse d'un jour à l'autre ce que leur habileté leur pouvait procurer d'avantages. Pour les Russes, aussi féroces qu'ineptes, ils ne méritent pas qu'on les nomme.
Les changements principaux que je remarque dans la conduite des généraux autrichiens pendant cette guerre consistent dans leurs campements, dans leurs marches, et dans cette prodigieuse artillerie qui, exécutée seule, sans être soutenue de troupes, serait presque suffisante pour repousser, détruire et abîmer un corps qui se présenterait pour l'attaquer. Ne pensez pas que j'ignore les bons camps que les habiles généraux ont choisis et occupés autrefois. Ceux de Fribourg et de Nordlingue appartiennent à M. de Mercy. Le prince Eugène en prit un, non loin de Mantoue, qui lui servit à arrêter les progrès des Français durant toute cette campagne. Le prince de Bade rendit le camp de Heilbronn fameux. En Flandre, on connaît celui de Sierck et tant d'autres qu'il serait superflu de citer.
En quoi les Autrichiens modernes se distinguent particulièrement, c'est de choisir constamment des terrains avantageux pour l'assiette de leur position, et de profiter mieux que l'on ne faisait autrefois des difficultés des lieux, auxquelles ils assujettissent <156>l'arrangement qu'ils donnent à leurs troupes. Que l'on examine si jamais généraux ont eu l'art de former des ordonnances aussi formidables que celles que nous avons vues dans les armées autrichiennes. Quand a-t-on vu quatre cents canons rangés sur des hauteurs en amphithéâtre et distribués en différentes batteries, de sorte que, ayant la faculté d'atteindre de loin, ils ne perdent pas l'avantage principal et plus meurtrier du feu rasant?
Si un camp autrichien vous présente un front redoutable, ce n'est cependant pas où se borne sa défense; sa profondeur et ses lignes multipliées contiennent dans leur enfoncement de vraies embuscades, c'est-à-dire de nouvelles chicanes, des lieux propres à surprendre des troupes dérangées par les charges qu'elles ont été obligées de faire avant d'y parvenir. Ces lieux sont préparés d'avance, et occupés par les corps destinés à cet usage. Il faut avouer que la grande supériorité de leurs armées permet aux généraux qui les commandent de se mettre sur plusieurs lignes sans craindre d'être débordés, et que, ayant un monde superflu, cette multitude de troupes leur procure la faculté de remplir tous les terrains qu'ils jugent convenables pour rendre leur position plus formidable.
Si nous descendons ensuite dans un plus grand détail, vous trouverez que les principes sur lesquels les généraux autrichiens font la guerre sont une suite d'une longue méditation, beaucoup d'art dans leur tactique, une circonspection extrême dans le choix de leurs camps, une grande connaissance du terrain, des dispositions soutenues, et une sagesse à ne rien entreprendre qu'avec une certitude aussi grande de réussir que la guerre permet de l'avoir. Ne jamais se laisser forcer à se battre malgré soi, voilà la première maxime de tout général, et dont leur système est une suite; de là la recherche des camps forts, des hauteurs, des montagnes. Les Autrichiens n'ont rien qui leur soit particulier dans le choix des postes, sinon qu'on ne les trouve presque jamais dans une mauvaise situation, et qu'ils ont une attention essentielle à se placer sans cesse dans des terrains inattaquables. Leurs flancs sont constamment appuyés à des ravins, des précipices, des marais, des rivières ou des villes. Mais où ils se distinguent le plus des anciens, c'est dans l'ordonnance qu'ils donnent <157>à leurs troupes, comme je viens de le dire, pour tirer parti de tous les avantages du terrain. Ils ont un soin extrême de placer chaque arme dans le lieu qui lui est propre; ils ajoutent la ruse à tant d'art, et vous présentent souvent des corps de cavalerie, pour séduire le général qui leur est opposé à faire de fausses dispositions. Je me suis cependant aperçu dans plus d'une occasion que, toutes les fois qu'ils rangent leur cavalerie en ligne contiguë, ce n'est pas leur intention de la faire combattre, et qu'ils ne s'en veulent servir effectivement que lorsqu'ils la forment en échiquier. Remarquez encore, s'il vous plaît, que si vous faites charger cette cavalerie au commencement de l'action, la vôtre, qui la battra sûrement, donnera, pour peu qu'elle la poursuive, dans une embuscade d'infanterie où elle sera détruite; et il s'ensuit que, en attaquant cet ennemi dans un poste, il faut refuser sa cavalerie du commencement, ne se point laisser séduire par de fausses apparences, ne point exposer les hommes de cheval, soit au feu des petites armes, soit à celui du canon, qui leur fait perdre leur première ardeur, et ménager cette troupe pour réparer le combat ou pour l'employer à la poursuite de l'ennemi, où l'on en lire le plus grand service.
Nous avons vu pendant toute cette guerre l'armée autrichienne rangée sur trois lignes, entourée et soutenue de celle immense artillerie. Sa première ligne est formée au pied des collines, dans un terrain presque uni, mais qui conserve assez de hauteur pour descendre de là en douce pente, en forme de glacis, du côté d'où l'ennemi peut venir. Cette méthode est sage; c'est le fruit de l'expérience, qui montre qu'un feu rasant est plus formidable qu'un feu plongeant. De plus, le soldat, sur la crête du glacis, a tout l'avantage de la hauteur, sans en éprouver les inconvénients. L'assaillant, qui est à découvert, et qui avance de bas en haut, ne lui peut nuire par son feu, au lieu que celui qui est posté a l'avantage d'un feu rasant et préparé. S'il sait faire usage de ses armes, il détruira l'ennemi qui avance, avant qu'il puisse l'approcher; s'il repousse l'attaque, il peut poursuivre l'ennemi, secondé par le terrain, qui se prête à ses divers mouvements; au lieu qu'une première ligne postée sur une éminence ou sur une colline trop escarpée n'ose en descendre, de crainte de se rompre, <158>que celui qui l'attaque se trouve, avec une marche vive, bientôt au-dessous de son feu, à couvert du canon même.
Les Autrichiens ont bien examiné les avantages et les désavantages de ces différentes positions, de sorte qu'ils réservent et destinent dans leurs camps ces hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre à leur seconde ligne, qu'ils munissent et fortifient de canons comme la première. Cette seconde ligne, qui renferme quelque corps de cavalerie, est destinée à soutenir la première. Si l'ennemi qui attaque plie, la cavalerie est à portée de le charger. Si sa première ligne plie, l'ennemi qui avance trouve, après un rude combat d'infanterie, un poste terrible qu'il faut attaquer de nouveau. Il est rompu par les charges précédentes, et obligé de marcher à des gens frais, bien en ordre, et secondés par la force du terrain.
La troisième ligne, qui leur sert en même temps de réserve, est destinée à renforcer l'endroit de leur poste où l'assaillant se propose de percer; leurs flancs sont garnis de canons comme une citadelle. Ils profitent de tous les petits saillants du terrain pour y mettre des pièces qui tirent en écharpe, afin d'avoir d'autant plus de feux croisés, de sorte que de donner l'assaut à une place dont les défenses ne sont pas minées, ou d'attaquer une armée qui s'est ainsi préparée dans son terrain, c'est la même chose.
Non contents de tant de précautions, les Autrichiens tâchent encore de couvrir leur front par des marais, des chemins creux, profonds et impraticables, des ruisseaux, en un mot, des défilés; et, ne se fiant pas aux appuis qu'ils ont donnés à leurs flancs, ils ont de gros détachements sur leur droite et sur leur gauche, qu'ils font camper à deux mille pas de leurs ailes ou environ, dans des lieux inabordables. Ces détachements sont destinés à observer l'ennemi, afin que, s'il venait inconsidérément attaquer la grande armée, ces corps soient à portée de lui tomber à dos. Il est facile de se représenter l'effet que cette diversion opérerait sur des troupes qui sont occupées à charger l'ennemi, et qui se trouveraient inopinément prises en flanc et par leurs derrières. Le commencement du combat en serait la fin, et ce ne serait qu'une confusion, un désordre et une déroute.
Comment engager une affaire, dira-t-on, avec des gens si <159>bien préparés? Serait-ce donc que ces troupes si souvent battues seraient devenues invincibles? Assurément non; c'est de quoi je ne conviendrai jamais. Mais je ne conseille à personne de prendre une résolution précipitée et d'aller insulter une armée qui s'est procuré de si grands avantages.
Cependant il est impossible à la longue, pendant la durée d'une campagne, que tous les terrains se trouvent également avantageux, que ceux qui ont l'intendance de poster les troupes ne commettent quelques fautes. J'approuve fort que l'on profite de ces occasions sans avoir égard au nombre, pourvu qu'on ait un peu au delà de la moitié du monde de ce qu'a l'ennemi.
Les fautes de l'ennemi dont on peut profiter sont lorsqu'il laisse quelques hauteurs devant ou à côté de son camp; s'il place la cavalerie dans sa première ligne; si son flanc ne se trouve pas bien appuyé, ou s'il détache un de ces corps qui veillent sur ses ailes, loin de son armée; si les hauteurs qu'il occupe ne sont guère considérables, surtout si aucun défilé ne vous empêche de l'aborder. Ce sont là des cas dont je crois qu'un général entendu doit profiter. La première chose qu'il doit faire est de s'assurer des buttes de terre ou des hauteurs qui peuvent faire dominer son canon sur celui de l'ennemi, d'y placer autant de canons qu'elles peuvent contenir, et de foudroyer de là cette armée qu'il se propose d'attaquer, tandis qu'il forme ses lignes et ses attaques. J'ai vu dans plusieurs occasions le peu de fermeté que les troupes autrichiennes témoignent dans le feu du canon. Leur infanterie ni leur cavalerie n'y résistent point. Pour leur faire éprouver tout ce que l'artillerie a de terrible, il vous faut ou quelques hauteurs, ou un terrain qui soit tout plaine. Les bouches à feu et les petites armes ne font aucun effet, comme je vous l'ai dit, du bas en haut. Attaquer l'ennemi sans s'être procuré l'avantage d'un feu supérieur ou du moins égal, c'est se vouloir battre contre une troupe armée avec des hommes qui n'ont que des bâtons blancs, et cela est impossible.
J'en reviens à l'attaque dont nous parlions. Tout dépend du choix judicieux que vous ferez de l'endroit où l'ennemi est le plus faible, et où vous ne devez pas vous attendre à une aussi grande résistance qu'aux lieux où il s'est plus précautionné. Je crois que <160>la sagesse exige que l'on prenne un point fixe de l'armée de l'ennemi, savoir, la droite, la gauche, le flanc, etc., et qu'on se le propose pour faire faire un plus puissant effort de ce côté-là; que l'on forme plusieurs lignes pour se soutenir, étant probable que vos premières troupes seront repoussées. Je déconseille les attaques générales, parce qu'elles sont trop risqueuses, et que, en n'engageant qu'une aile ou une section de l'armée, en cas de malheur, vous gardez le gros pour couvrir votre retraite, et vous ne pouvez jamais être totalement battu.
Considérez encore que, en ne vous attachant qu'à une partie de l'armée de l'ennemi, vous ne pouvez jamais perdre autant de monde qu'en rendant l'affaire générale, et que si vous réussissez, vous pouvez détruire également votre ennemi, s'il ne se trouve pas avoir un défilé trop près du champ de bataille, où quelque corps de son armée puisse protéger sa retraite.
Il me paraît encore que vous pouvez employer la partie de vos troupes que vous refusez à l'ennemi à en faire ostentation, en la montrant sans cesse vis-à-vis de lui, dans un terrain qu'il n'osera quitter pour fortifier celui où vous faites votre effort; ce qui est lui rendre inutile pendant le combat cette partie de l'armée que vous contenez en respect.
Si vous avez des troupes suffisantes, il arrivera peut-être que l'ennemi s'affaiblira d'un côté pour accourir au secours d'un autre; voilà de quoi vous pourrez profiter encore, si vous vous apercevez à temps de ses mouvements.
D'ailleurs, il faut imiter sans doute ce qu'on trouve de bon dans la méthode des ennemis. Les Romains, en s'appropriant les armes avantageuses des nations contre lesquelles ils avaient combattu, rendirent leurs troupes invincibles. On doit certainement adopter la façon de se camper des Autrichiens, se contenter en tout cas d'un front plus étroit pour gagner sur la profondeur, et prendre un grand soin de bien placer et d'assurer ses ailes.
Il faut se conformer au système des nombreuses artilleries, quelque embarrassant qu'il soit. J'ai fait augmenter considérablement la nôtre, qui pourra subvenir au défaut de notre infanterie, dont l'étoffe ne peut qu'empirer, à mesure que la guerre <161>tirera en longueur. Ainsi prendre des mesures avec plus de justesse et d'attention qu'on ne l'a fait autrefois, c'est se conformer à cet ancien principe de l'art, de ne jamais être obligé de combattre malgré soi.
Tant de difficultés pour assaillir l'ennemi dans ses postes font naître l'idée de l'attaquer en marche, de profiter de ses décampements, et d'engager des affaires d'arrière-garde, à l'exemple de celle de Leuze ou de celle de Seneffe. Mais c'est à quoi les Autrichiens ont également pourvu en ne faisant la guerre que dans des pays coupés ou fourrés, et en se préparant d'avance des chemins, soit à travers des forêts, ou des terrains marécageux, en suivant derrière les montagnes les routes des vallées, ayant eu l'attention de faire garnir d'avance ces montagnes ou défilés par des détachements. Un nombre de troupes légères va se poster dans les bois, sur les cimes des monts, couvre leur marche, marque leurs mouvements et leur procure une entière sûreté, jusqu'à ce qu'ils aient atteint un autre camp fort où l'on ne peut les entamer sans être inconsidéré.
Je dois vous faire remarquer à cette occasion les moyens dont les ennemis se servent pour choisir de bonnes positions. Ils ont des ingénieurs de campagne qu'ils envoient à la découverte du pays, qui reconnaissent les terrains et en lèvent des plans exacts; et ce n'est qu'après un examen réfléchi et une mûre délibération que le camp est choisi, et qu'en même temps on en règle la défense.
Les détachements des armées autrichiennes sont forts, et ils en font beaucoup. Les plus faibles ne sont pas au-dessous de trois mille hommes. Je leur en ai compté quelquefois cinq ou six qui se trouvaient en même temps en campagne. Le nombre de leurs troupes hongroises est assez considérable, qui, si elles se trouvaient rassemblées, pourraient former un gros corps d'armée, de sorte que vous avez deux armées à combattre, la pesante et la légère. Les officiers qu'ils emploient pour leur confier ces détachements sont habiles, surtout dans la connaissance du terrain. Ils se campent souvent près de nos armées, cependant avec l'utile circonspection de se mettre sur la cime des montagnes, <162>dans des forêts épaisses, ou derrière de doubles ou triples défilés. De cette espèce de repaire, ils envoient des partis qui agissent selon l'occasion, et le corps ne se montre pas, à moins que de pouvoir tenter quelque coup important. La force de ces corps leur permet d'approcher de près nos armées, de les entourer même, et il est très-fâcheux de manquer du nombre égal de cette espèce de troupes. Nos bataillons francs, formés de déserteurs, mal composés et faibles, n'osent souvent se montrer devant eux. Nos généraux n'osent pas les aventurer en avant sans risquer de les perdre, ce qui donne le moyen aux ennemis d'approcher de nos camps, de nous inquiéter et de nous alarmer de nuit et de jour. Nos officiers s'accoutument à la fin à ces échauffourées; elles leur donnent lieu de les mépriser, et malheureusement ils en contractent l'habitude d'une sécurité qui nous est devenue funeste à Hochkirch, où beaucoup prirent pour l'escarmouche de troupes irrégulières l'attaque qu'à notre droite les Autrichiens firent avec toute leur armée. Je crois cependant, pour ne vous rien cacher, que M. de Daun pourrait se servir mieux qu'il ne le fait de son armée hongroise. Elle ne nous cause pas le mal qu'elle pourrait. Pourquoi ces généraux détachés n'ont-ils rien tenté contre nos fourrages? Pourquoi n'ont-ils point essayé d'emporter de mauvaises villes où nous avions nos dépôts de vivres? Pourquoi n'ont-ils pas dans toutes les occasions entrepris d'intercepter nos convois? Pourquoi, au lieu d'alarmer nos camps de nuit et par de faibles détachements, n'ont-ils pas essayé de les attaquer en force, et de prendre à dos notre seconde ligne, ce qui les aurait menés à des objets bien autrement importants et décisifs pour le succès de la guerre? Sans doute qu'ils manquent, comme nous, d'officiers entreprenants, gens si rares et si recherchés dans tous les pays, les seuls cependant qui, du nombre d'officiers dont beaucoup se dévouent aux armes sans vocation et sans talents, méritent le grade de généraux.
Voilà en peu de mots l'idée des principes sur lesquels les Autrichiens font la guerre présente. Ils l'ont beaucoup perfectionnée. Cela même n'empêche pas qu'on ne puisse reprendre sur eux une entière supériorité. L'art dont ils se servent avec habileté pour se défendre nous fournit des moyens pour les attaquer.
<163>J'ai hasardé quelques idées sur la manière d'engager avec eux des combats. Je dois y ajouter deux choses que je crois avoir omises, dont l'une est d'avoir un grand soin de bien appuyer le corps que vous menez attaquer l'ennemi, de crainte qu'il ne lui arrive, en chargeant, d'être pris lui-même en flanc au lieu d'y prendre celui qu'il assaillit; et l'autre consiste d'imprimer dans l'esprit des chefs des bataillons que, lorsqu'ils les mènent au combat, ils aient une attention particulière à ne leur point permettre de se débander, surtout lorsque, dans l'ardeur du succès, ils poussent devant eux des corps ennemis, et cela, par la raison que l'infanterie n'a de force que tant qu'elle est tassée et en ordre, et que, lorsqu'elle est séparée et presque éparpillée, un faible corps de cavalerie qui tombe sur elle dans ce moment de dérangement suffirait pour la détruire. Quelques précautions que prenne un général, il reste toujours beaucoup de hasards à courir dans l'attaque des postes difficiles et dans toutes les batailles.
La meilleure infanterie de l'univers peut être repoussée et mise en désordre dans les lieux où elle a à combattre le terrain, l'ennemi et le canon. La nôtre, énervée et même abâtardie, tant par ses pertes que par ses succès mêmes, demande d'être conduite avec ménagement aux entreprises difficiles; il faut se régler sur sa valeur intrinsèque, proportionner ses efforts à ses facultés, et ne point l'exposer inconsidérément à des épreuves de valeur qui demandent dans les périls éminents une patience et une fermeté inébranlables.
Le sort des États dépend des actions décisives; un emplacement bien pris, une colline bien défendue peut soutenir ou renverser un royaume; un seul faux mouvement peut tout perdre. Un général qui entend un ordre de travers, ou qui l'exécute mal, met votre entreprise dans un risque éminent. Il faut surtout bien instruire ceux qui commandent les ailes de l'infanterie, peser mûrement ce qu'il y a de mieux à faire; et autant qu'on est louable d'engager une affaire, si l'on y trouve ses avantages, autant faut-il l'éviter, si le risque que, l'on y court surpasse le bien que l'on en espère. Il y a plus d'un chemin à suivre, qui mènent <164>tous au même but. On doit s'appliquer, ce semble, à détruire l'ennemi en détail; qu'importe de quels moyens on se sert, pourvu que l'on gagne la supériorité?
L'ennemi fait nombre de détachements. Les généraux qui les mènent ne sont ni également prudents, ni ne sont circonspects tous les jours. Il faut se proposer de ruiner ces détachements l'un après l'autre. Il ne faut point traiter ces expéditions en bagatelles, mais y marcher en force, y donner de bons coups de collier, et soutenir ces petits combats aussi sérieusement que s'il s'y agissait d'affaires décisives. L'avantage que vous en retirez, si vous réussissez deux fois à écraser de ces corps séparés, sera de réduire l'ennemi sur la défensive; à force de circonspection, il se tiendra rassemblé, et vous fournira peut-être l'occasion de lui enlever des convois, ou même d'entreprendre avec succès sur sa grande armée.
Il s'offre encore à l'esprit d'autres idées que celles-ci. J'ose à peine les proposer dans les conjonctures présentes, où, accablés par le poids de toute l'Europe, contraints de courir la poste avec des armées, soit pour défendre une frontière, soit pour voler au secours d'une autre province, nous nous trouvons contraints à recevoir la loi de nos ennemis au lieu de la leur donner, et à régler nos opérations sur les leurs.
Comme cependant les situations violentes ne sont pas de durée, et qu'un seul événement peut apporter un changement considérable dans les affaires, je crois vous devoir découvrir ma pensée sur la façon d'établir le théâtre de la guerre.
Tant que nous n'attirerons pas l'ennemi dans des plaines, nous ne devons pas nous flatter d'emporter sur lui de grands avantages; mais dès que nous pourrons le priver de ses montagnes, de ses forêts et des terrains coupés dont il tire une si grande utilité, ses troupes ne pourront plus résister aux nôtres.
Mais où trouver ces plaines? me direz-vous. Sera-ce en Moravie, en Bohême, à Görlitz, à Zittau, à Freyberg? Je vous réponds que non, mais que ces terrains se trouvent dans la Basse-Silésie, et que l'insatiable ardeur avec laquelle la cour de Vienne désire de reconquérir ce duché l'engagera tôt ou tard d'y envoyer ses troupes. C'est alors que, obligés de quitter les postes, <165>la force de leur ordonnance et l'attirail imposant de leur canon se réduira à peu de chose. Si leur armée entre dans la plaine au commencement d'une campagne, leur témérité peut entraîner leur ruine totale, et dès lors toutes les opérations des armées prussiennes, soit en Bohême, soit en Moravie, réussiront sans peine.
C'est un expédient fâcheux, me direz-vous, que celui d'attirer un ennemi dans son pays. J'en conviens; cependant c'est l'unique, parce qu'il n'a pas plu à la nature de faire des plaines en Bohême et en Moravie, mais de les charger de bois et de montagnes. Il ne nous reste qu'à choisir ce terrain avantageux où il est, sans nous embarrasser d'autre chose.
Si les Autrichiens méritent des éloges de l'art qu'ils ont mis dans leur tactique, je ne puis que les blâmer sur la conduite qu'ils ont tenue dans les grandes parties de la guerre. Ces forces si supérieures, ces peuples qui se précipitaient sur nous des quatre coins de la terre, qu'ont-ils opéré? Est-il permis, avec tant de moyens, tant de forces, tant de bras, de faire si peu de chose? N'est-il pas clair que si, au moyen d'un concert bien arrangé, toutes ces armées avaient agi en même temps, elles auraient écrasé nos corps les uns après les autres, et qu'en poussant et pressant par les extrémités vers le centre, ils auraient pu forcer nos troupes à se réduire à la seule défense de la capitale? Mais leur puissance même leur a été nuisible; ils ont mis leur confiance les uns dans les autres, le général de l'Empire dans l'Autrichien, celui-là dans le Russe, celui-là dans le Suédois, et enfin celui-là dans le Français. De là cette indolence dans leurs mouvements et cette lenteur dans l'exécution de leurs projets. S'endormant aux flatteuses idées de leurs espérances et dans la sécurité de leurs succès futurs, ils ont regardé le temps comme à eux. Combien de moments favorables ont-ils laissés échapper! que de bonnes occasions n'ont-ils pas manquées! en un mot, que de fautes énormes n'ont-ils pas faites, auxquelles nous devons notre salut!183-a
<166>Voilà les spéculations que m'a fournies la campagne passée, seul fruit que j'en aie retiré. L'empreinte encore vive et récente de ces images m'est devenue une matière à réflexions. Tout n'est pas épuisé; il reste beaucoup de choses à dire, dont chacune mérite un examen particulier. Mais malheureux celui qui ne sait pas s'arrêter en écrivant! J'aime mieux ouvrir la carrière des méditations que de la remplir seul, et donner à ceux qui liront ceci lieu à penser des choses qui, s'ils y appliquent les facultés de leur esprit, vaudront mieux que ces idées tracées légèrement et à la hâte.
Breslau, 27 décembre 1758.
169-a Voyez f X, p. 78; t. XIV, p. 98; et t. XVII, p. 270.
169-b Voyez ci-dessus, p. 3.
170-a Voyez ci-dessus, p. 112.
183-a Le jugement que le Roi porte ici sur l'armée autrichienne est reconnu tout à fait juste par le colonel de Cogniazo dans son ouvrage (anonyme), Geständnisse eines Oestreichischen Veterans, Breslau, 1790, t. III, p. 65 et suivantes.