<81>réussissent toujours plus heureusement que celles où les armées s'aventurent trop loin. On appelle pousser des pointes lorsque l'armée, en s'éloignant de ses magasins, s'aventure trop en avant dans le pays ennemi sans assurer ses derrières et sans avoir pourvu à leur sûreté. Or, qui jamais abusa plus grossièrement de la manie des pointes que Charles XII? En Ukraine, il était totalement coupé de la Suède, privé des secours de sa patrie, sans magasins et sans moyens d'en pouvoir amasser. Il y a de Poltawa à Moscou environ cent milles d'Allemagne; il lui fallait quarante-cinq jours de marche. Supposé même que l'ennemi ne l'eût point arrêté en chemin, on savait que le Czar avait résolu de dévaster tout sur son passage; les Suédois devaient donc, pour entreprendre une telle expédition, au moins conduire avec eux pour trois mois de vivres, des bestiaux à proportion, et beaucoup de munitions de guerre. Il fallait au moins trois mille chariots qui, chacun attelé de quatre chevaux, font douze mille chevaux, pour transporter ces provisions. Comment aurait-on trouvé ce nombre dans l'Ukraine? Et supposé même qu'on eût pu le ramasser, n'en résulte-t-il point que la moitié de l'armée suédoise aurait été obligée de servir d'escorte à ses provisions, dont la perte entraînait celle de toute l'armée? Si Charles XII avait voulu porter quelque coup sensible au Czar, c'était par l'Esthonie, où il pouvait être secouru par sa flotte de vivres et de munitions, et où même il pouvait recruter son armée par les milices finlandaises. Les malheurs qui lui sont arrivés, il se les est attirés lui-même pour s'être écarté de toutes les règles de la guerre, et pour n'avoir suivi que son caprice. a
La guerre que les Autrichiens entreprirent l'année 1736 contre les Turcs ne prit une si mauvaise tournure pour eux que par les fausses combinaisons par lesquelles ils la dirigèrent. Le prince Eugène considérait le Danube comme la mère nourricière des armées qui agissaient en Hongrie, et il s'éloignait de ce fleuve le moins qu'il était possible. La cour de Vienne, qui ne connaissait pas même la Hongrie, fit des projets qui éloignaient tout à fait ses troupes de ce fleuve. Elle changea les projets de campagne au beau milieu des opérations. Le premier venu, pour ainsi
a Voyez t. XXVIII, p. 9, 42 et 50.