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CHAPITRE II.

De la guerre et de la politique depuis 1746 jusqu'à 1756.

La paix de Dresde eut le destin de la plupart des traités qui se sont faits entre les souverains : elle suspendit les hostilités, sans déraciner les germes de discorde qui subsistaient entre l'Autriche et la Prusse. Quelque dissimulation qu'employât la cour de Vienne, elle avait le cœur trop ulcéré de la perte de la Silésie, pour que les effets de sa haine et de son animosité ne s'échappassent et ne se manifestassent pas, malgré les soins qu'elle employait pour les cacher, car la guerre entre ces deux puissances n'avait donc point été terminée proprement, mais elle avait changé de forme; et quoique les armées ne se combattissent plus en campagne, les Autrichiens continuaient les hostilités du fond de leur cabinet. L'intrigue, la ruse, la fraude, l'artifice étaient les armes dont ils se servaient pour brouiller les Prussiens avec toutes les cours de l'Europe, et leur susciter des ennemis, s'ils le pouvaient, jusques aux extrémités de notre globe : nous en rapporterons des témoignages suffisants dans cet ouvrage. Mais pour y mettre plus d'ordre et plus de clarté, nous parcourrons successivement les événements principaux qui arrivèrent dans les différentes cours de l'Europe; et comme après la paix de Dresde la guerre ne laissa pas de continuer entre la cour de Vienne et l'Angleterre d'une part, et la France et l'Espagne de l'autre, nous nous voyons <11>obligé d'en faire un tableau raccourci, pour ne rien omettre de ce qui peut servir à l'intelligence de cette histoire.

Les armées impériales et alliées ne prospérèrent pas en Flandre, où elles avaient le maréchal de Saxe en tête. A la fin de cette année ce maréchal gagna la bataille de Rocoux. On en attribua la perte en partie au prince de Waldeck, en partie pour s'être mal posté, et en partie aux Autrichiens, qui n'assistèrent pas les Hollandais. Le prince Charles de Lorraine, après avoir été spectateur de la défaite des Hollandais, envoya le prince Louis de Brunswic pour couvrir leur retraite; il s'en acquitta si bien, que les alliés gagnèrent Mastricht, sans que les Français, qui les poursuivaient, pussent les entamer.

Le maréchal de Saxe ouvrit la campagne suivante par la prise de la plupart des places de la Flandre hollandaise. Louis XV se rendit en personne à l'armée. La présence du roi et de ses ministres fut un surcroît d'embarras pour le comte de Saxe, et une charge pour l'armée. Les courtisans remplissaient le camp d'intrigues, et contrecarraient le général; et une cour aussi nombreuse demandait par jour dix mille rations pour les chevaux des équipages. Mais ni la cour de Versailles, ni les ennemis de la France ne purent empêcher le comte de Saxe de garder la supériorité de la campagne. Il avait d'abord formé le projet d'assiéger Mastricht; pour en imposer à l'ennemi, il feignit d'en vouloir à Bergen-op-Zoom : le duc de Cumberland s'aperçut de cette feinte; il se mit en marche, et gagna avec promptitude les environs de Mastricht. Le comte de Saxe, se voyant prévenu, quitta en hâte son camp de Malines, et se porta au delà de Saint-Trond sur les hauteurs de Herderen. Les alliés, qui se trouvaient dès la veille à la commanderie de Jonc,13-a négligèrent d'occuper cette hauteur importante; irrésolus sur le choix de leur champ de bataille, et variables dans leurs résolutions, ils mirent le feu à des villages, ils l'éteignirent; ils les garnirent de troupes, ils les retirèrent; et après avoir embrasé le village de Laeffelt le matin de l'action, ils l'éteignirent, et le garnirent de troupes, quoiqu'il fût à deux mille pas au-devant de leur front. Ce fut à ce village que la bataille s'engagea. Le maréchal de Saxe, témoin des mouvements incon<12>séquents des alliés, crut que Laeffelt était vide de troupes; il se proposa de s'en saisir, et le trouva garni d'ennemis. L'attaque commença sur-le-champ, et à force de la renouveler et d'y sacrifier du monde, les Français l'emportèrent : cette prise décida de l'action. Les alliés se retirèrent à Mastricht, sans que le maréchal de Saxe les poursuivît, parce que M. de Clermont-Tonnerre se dispensa de charger l'ennemi avec sa cavalerie, quoiqu'il en eût reçu des ordres réitérés : cette désobéissance à son général lui valut le bâton de maréchal de France. Louis XV ne gagna donc proprement par cette victoire que le stérile avantage de camper sur le champ de bataille; et le duc de Cumberland, quoique battu, garantit Mastricht d'un siége.

Pour ne pas laisser néanmoins écouler inutilement la campagne, le comte de Saxe se rabattit sur Bergen-op-Zoom. Il chargea M. de Löwendal de cette difficile entreprise. Les excellents ouvrages de Cœhorn, et l'art admirable dont il en avait construit les mines, défendirent presque seuls cette place. M. de Cronström en était gouverneur; il avait quatre-vingt-dix ans; son esprit était aussi caduc que son corps était infirme. La garnison n'était pas des meilleures, et les officiers sans expérience ne savaient s'ils devaient se déterminer pour les mines ou pour l'inondation dans leur défense; ils eurent le sort de cet âne fameux dans l'école, qu'on dit être mort de faim entre deux boisseaux d'avoine, faute d'avoir pu faire un choix. Les Français donnèrent l'assaut à la place, et l'emportèrent presque sans résistance : à peine le gouverneur eut-il le temps de se sauver en bonnet de nuit et en robe de chambre; et cet exploit termina pour cette année les succès des Français en Flandre.

La fortune fut moins contraire aux Impériaux en Italie et en Provence. La révolution arrivée à Gênes fit à la vérité manquer l'expédition du comte de Browne sur Toulon. Cette révolution se fit par hasard. Les Autrichiens maltraitaient quelques bourgeois qui travaillaient à embarquer de l'artillerie pour Antibes; le peuple s'ameuta, soutint ses concitoyens insultés, et dans les premiers accès de sa fureur il chassa le marquis de Botta et toute la garnison autrichienne de Gênes. Ce contre-coup fit manquer l'armée de Provence de vivres et de munitions, et obligea M. de <13>Browne à se retirer de cette province. Il mit à son retour le siége devant Gênes, et cette ville le soutint sans succomber; la France y envoya des secours sous M. de Boufflers, et depuis sous le duc de Richelieu, qui prirent tous deux de si justes mesures, qu'ils rendirent les efforts des Autrichiens inutiles. Les troupes combinées des Français et des Espagnols sous M. de Belle-Isle, voulurent, après la retraite de M. de Browne, se rouvrir le chemin de l'Italie. Les Français s'approchèrent les premiers du col de l'Assiette : M. de Belle-Isle trouvant ce poste faiblement défendu, le jugea insultable; il manda les Espagnols pour l'attaquer à forces réunies, et les Espagnols différèrent trois jours avant de le joindre. Cela donna le temps au roi de Sardaigne de renforcer ceux qui défendaient cette gorge, qu'il lui était si important de conserver : sur cela, les Espagnols arrivèrent, et quoique les conjonctures ne fussent plus les mêmes que lorsque M. de Belle-Isle les avait mandés, il n'en voulut point avoir le démenti; il attaqua les Sardois avec beaucoup de vigueur, et après avoir employé tout ce que lui pouvait inspirer l'audace et le courage, il se fit tuer en arrachant de ses mains une palissade du retranchement ennemi : ne pouvant surmonter les obstacles que la nature et l'art lui avaient opposés, ses efforts ne servirent qu'à augmenter ses pertes. Les troupes des deux couronnes furent généralement repoussées, et la France fut en deuil pour le nombre d'officiers de condition et des plus grandes maisons qui y périrent. Le public, souvent injuste, rempli de préjugés, et apparemment mal instruit, taxa cette entreprise de témérité, qui, n'étant que hardie, aurait réussi, si M. de Belle-Isle eût pu exécuter son projet lorsqu'il le conçut, et si la lenteur des Espagnols ne lui eût pas fait perdre les lauriers qu'il était près de cueillir.

Cependant les Français se dédommageaient en Flandre des mauvais succès qu'ils avaient eus aux Alpes. Le génie du comte de Saxe avait pris de l'ascendant, par lequel il subjuguait tous les ennemis de la France. Ce maréchal ouvrit la campagne en mettant son armée en marche sur plusieurs colonnes. L'une menaçait Luxembourg, l'autre Bois-le-Duc, une autre Venlo; leurs mouvements vinrent se réunir à Mastricht, dont elles formèrent l'investissement, et y mirent le siége.

<14>Quelque brillants que fussent les succès du comte de Saxe, ses triomphes mêmes commençaient à devenir onéreux à la France. On en était à la huitième campagne, et la durée d'une guerre dont les commencements avaient été funestes, épuisait la nation. Toutes les puissances belligérantes commençaient à se lasser de cette guerre, qui ayant souvent changé de cause, n'en avait à la fin aucune. Le moment de la frénésie était passé; elles pensèrent sérieusement à la paix, et entrèrent en négociation : chacune sentait ses plaies secrètes, et avait besoin de tranquillité pour les guérir. Les Anglais craignaient d'augmenter leur dette nationale, chef-d'œuvre du crédit idéal, dont l'abus pronostique une faillite générale. La cour impériale, soutenue des subsides anglais, aurait à la vérité continué la guerre autant que ses alliés lui en auraient fourni les moyens; cependant elle consentit à la paix, afin de ménager ses ressources pour un projet qui lui tenait plus à cœur que la guerre de Flandre. La France se ressentait de ses grandes dépenses; elle avait de plus à craindre que la disette n'occasionnât la famine dans ses provinces méridionales, dont les ports étaient bloqués par les flottes anglaises. A ces raisons d'État, dont le ministère de Versailles faisait montre en public, se joignaient des causes secrètes, qui en furent les plus puissants motifs. Depuis peu madame de Pompadour était devenue maîtresse du Roi; elle craignait que la continuation de la guerre n'engageât Louis XV à se mettre tous les ans à la tête de son armée : les absences sont dangereuses pour les favoris et pour les maîtresses; elle comprit que pour fixer le cœur de son amant, il fallait écarter tout prétexte qui pût l'éloigner d'elle, en un mot, qu'il fallait faire la paix; et dès lors elle y travailla de tout son pouvoir. Lorsque M. de Saint-Séverin partit de Versailles comme plénipotentiaire pour Aix-la-Chapelle, elle lui dit ces propres mots : « Au moins souvenez-vous, monsieur, de ne pas revenir sans la paix; le Roi la veut à tout prix. »

Le congrès s'assembla donc à Aix-la-Chapelle. La ville de Mastricht se rendit, et la paix fut publiée. Par ce traité la France rendit à la maison d'Autriche toutes ses conquêtes en Flandre et en Brabant; moyennant quoi, l'Impératrice céda le Parmesan et le Plaisantin à Don Philippe, réversibles toutefois à la maison <15>d'Autriche, puisqu'il était stipulé que lorsque Don Carlos monterait au trône d'Espagne, Don Philippe lui succéderait au royaume de Naples; et il est remarquable que cet article fut ainsi conçu sans que les rois d'Espagne et de Naples, ni Don Philippe en aient eu connaissance, et eussent consenti à cet arrangement; aussi en témoignèrent-ils leur mécontentement, en protestant contre toutes les mesures prises à Aix-la-Chapelle, contraires à l'indépendance de leurs couronnes. Les intérêts de la France et de l'Angleterre furent réglés dans le IXe article, où l'Angleterre s'engage de rendre le Cap-Breton aux Français, et où les deux couronnes se garantissent leurs possessions respectives en Amérique, selon la teneur du traité d'Utrecht; elles convinrent toutefois d'assembler quelques commissaires pour vider quelques différends sur les limites du Canada. Enfin l'article XXIIe contient la garantie de la Silésie, que toutes les puissances donnèrent au roi de Prusse.

Il est visible, pour peu d'attention qu'on fasse à cette paix, que c'était l'ouvrage d'un mouvement précipité et fait à la hâte, où les puissances sacrifiaient à l'embarras présent de leurs affaires les intérêts de l'avenir : on éteignait d'une part l'incendie qui embrasait l'Europe, et de l'autre on amassait des matières combustibles, pour qu'elles prissent feu à la première occasion. Il ne fallait que la mort du roi d'Espagne pour exciter de nouveaux troubles, et les limites indéterminées du Canada ne pouvaient manquer de mettre un jour les Français aux prises avec les Anglais. Il ne s'agirait quelquefois que d'une campagne de plus, ou de quelque fermeté dans les négociations, pour terminer pour longtemps les querelles des souverains; mais on préfère les palliatifs aux topiques, et une trêve que l'on signe par impatience à une paix solide.

La cour de Vienne avait perdu par cette guerre les duchés de Silésie, le Parmesan et le Plaisantin; elle souffrait impatiemment cette diminution de sa puissance, et comme elle en rejetait la faute principale sur les Anglais, qu'elle n'accusait pas sans raison de sacrifier les intérêts de leurs alliés aux leurs propres, cela lui donnait du dégoût de cette alliance, et la portait à sonder le terrain à la cour de Versailles, pour essayer de détacher cette puis<16>sance de la Prusse, et pour éprouver en même temps s'il ne se trouverait pas quelque expédient par lequel on pourrait concilier les intérêts des deux cours. Le comte Kaunitz, duquel ce projet venait particulièrement, étant plénipotentiaire de l'Impératrice-Reine à Aix-la-Chapelle, ne tarda pas à en faire les premières propositions à M. de Saint-Séverin; il lui dit, par manière d'insinuation, que si la France voulait s'entendre avec la maison d'Autriche, il y aurait des engagements de bienséance à prendre entre les deux cours, moyennant lesquels la Flandre et le Brabant pourraient demeurer en propriété à Sa Majesté Très-Chrétien ne, pourvu qu'elle voulût obliger le roi de Prusse à restituer la Silésie à l'Impératrice-Reine. L'appât était séduisant, et capable de tenter la cour de Versailles, si Louis XV, excédé de la guerre qu'il venait de terminer, n'eût craint d'en recommencer une nouvelle pour exécuter ce projet; de sorte que M. de Saint-Séverin déclina ces offres, tout avantageuses qu'elles étaient.

Le comte Kaunitz ne s'en tint pas là; cet homme si frivole dans ses goûts et si profond dans les affaires, fut envoyé comme ambassadeur à Paris. Il y travailla avec une assiduité et une adresse infinie pour faire revenir les Français de cette haine irréconciliable qui, depuis François Ier et Charles-Quint, subsiste entre les maisons de Bourbon et d'Habsbourg : il répétait souvent aux ministres que l'agrandissement des Prussiens était leur ouvrage; qu'ils en avaient été payés d'ingratitude, et qu'ils ne tireraient aucun parti d'un allié qui n'agissait que pour ses propres intérêts. D'autres fois il leur disait, comme si la force de la conviction lui arrachait ces paroles : « Il est temps, messieurs, que vous sortiez de la tutelle où les rois de Prusse et de Sardaigne et nombre de petits princes vous tiennent : leur politique ne tend qu'à semer la zizanie entre les grandes puissances, ce qui leur procure des moyens d'agrandissement; et nous ne faisons la guerre que pour eux. Il n'y a qu'à nous entendre, et à nous prêter mutuellement à des arrangements qui, en ôtant tout sujet de dispute entre les premières puissances de l'Europe, serviront de base à une paix solide et permanente. » Ces idées parurent du commencement bizarres à une nation qui avait pris l'habitude, par une longue suite de guerres, de regarder la mai<17>son impériale comme son ennemie perpétuelle. Cependant le ministère français se sentit flatté de l'idée de ces grandes puissances qui donneraient des lois à l'Europe, et de cette paix perpétuelle, quoique d'autres considérations le retinssent encore. Le comte Kaunitz, sans se rebuter, revint souvent à la charge; à force de répéter les mêmes propos, la cour de France s'apprivoisa avec ces idées, et elle vint à se persuader insensiblement que l'union de ces deux grandes maisons n'était pas aussi incompatible que leurs ancêtres l'avaient cru. Il fallait du temps à ce germe pour se développer et pour se fortifier; toutefois la doctrine du comte Kaunitz fit des disciples, et causa quelques refroidissements entre la cour de Versailles et celle de Berlin. On le remarqua surtout à la mission de mylord Tyrconnel20-a à Berlin. Ce ministre, effarouché de cette idée de tutelle que le comte Kaunitz avait tant rebattue, parlait sans cesse avec affectation de l'indépendance des grandes puissances. Un jour il tint même des propos assez imprudents, dont le sens était : « Pour peu que le roi de Prusse tergiverse avec nous, nous le laisserons tomber, et il sera écrasé. » Les Français conservèrent cependant les dehors d'une amitié de bienséance vis-à-vis du Roi, quoique la cour de Versailles ne regardant pas des liaisons à prendre avec l'Impératrice-Reine comme impossibles, ne se sentît plus d'éloignement pour elle. Les choses restèrent en France sur ce pied, jusqu'à ce que les vexations des Anglais obligèrent Louis XV à recourir aux armes.

La cour de Vienne ne trouvant pas dans celle de Versailles autant de facilité qu'elle se l'était promis, toujours occupée cependant à lier sa partie, se tourna vers celle de Pétersbourg, où elle mit tout en mouvement pour rendre son union plus étroite avec la Russie, et pour brouiller l'impératrice Élisabeth avec le roi de Prusse. Un ministre russe était sûr que sa haine contre la Prusse lui était payée, et les Autrichiens en augmentaient le salaire à mesure qu'il y mettait plus d'aigreur : ceux qui étaient à la tête du gouvernement, ne cherchaient donc qu'à mettre la dis<18>harmonie entre les cours de Pétersbourg et de Berlin, et une chose innocente d'elle-même leur en fournit le prétexte. La nécessité d'établir une balance dans le Nord avait déterminé la France, la Prusse et la Suède à faire une triple alliance. Le comte Bestusheff affecta d'en prendre ombrage; il remplit l'Impératrice d'appréhensions, et porta les choses au point que tout de suite les Russes assemblèrent des camps considérables en Finlande sur la frontière des Suédois, et en Livonie vers la frontière de la Prusse. Ces ostentations se renouvelèrent, depuis, toutes les années. Dans des conjonctures aussi critiques, il s'éleva une dispute entre la Russie et la Suède touchant les limites de la Finlande, qu'on n'avait pas assez exactement déterminées par le traité d'Åbo : ce prétexte fâcheux donnait aux Russes la liberté de commencer la guerre lorsqu'ils le jugeraient à propos. La cour de Vienne fomenta ces dissensions, dans le dessein d'inquiéter le roi de Prusse, et de l'induire à quelque fausse démarche qui pût le commettre avec la Russie. Cependant l'Impératrice-Reine se contenta de fournir des aliments à l'aigreur des deux cours, sans précipiter le moment de la rupture.

La situation où le Roi se trouvait, était délicate et embarrassante; elle aurait pu devenir dangereuse, si l'on n'avait pas eu le bonheur de corrompre deux personnes, par le moyen desquelles le Roi était informé des desseins les plus secrets de ses ennemis : l'un s'appelait Weingarten; il était secrétaire du comte de La Puebla, envoyé d'Autriche à la cour de Berlin; l'autre était un clerc21-a de la chancellerie secrète de Dresde. Le secrétaire rendait la copie de toutes les dépêches que le ministre recevait de Pétersbourg, de Vienne et de Londres; le clerc de la chancellerie secrète de Dresde donnait la copie des traités entre la Russie et la Saxe, et de la correspondance que le comte Brühl entretenait, tant avec le comte Bestusheff, que des dépêches du comte Flemming de Vienne. Le comte de Brühl se sentait humilié par la paix de Dresde; il était jaloux de la puissance du Roi, et il travaillait, de concert avec la cour de Vienne, à Pétersbourg, pour y communiquer la haine et l'envie dont il était dévoré. Ce ministre ne respirait que la guerre : il se flattait de profiter des pre<19>miers troubles de l'Europe, pour abaisser un voisin dangereux de la Saxe; il comprenait que cet électorat ne serait pas épargné, et que les premiers efforts des Prussiens s'y porteraient; et toutefois il laissait dépérir l'état militaire de la Saxe. Nous n'examinerons pas si sa conduite fut bien conséquente : il ne devait pas ignorer que tout État se trompe, qui au lieu de se reposer sur ses propres forces, se fie à celles de ses alliés. Ainsi par le ministère de ces deux hommes dont nous venons de parler, il n'y avait rien de caché pour le Roi, et leurs fréquentes nouvelles lui servaient comme de boussole pour se diriger entre les écueils qu'il avait à éviter, et l'empêchaient de prendre de pures démonstrations pour un dessein formé de lui déclarer incessamment la guerre.

Cependant l'ascendant de la cour de Vienne sur celle de Pétersbourg s'augmentait de jour en jour; il devait s'accroître rapidement, parce que l'esprit du ministre était préparé à recevoir favorablement les insinuations qu'on pouvait lui faire contre les Prussiens. Le comte de Bestusheff avait soupçonné M. de Mardefeld, ministre du Roi, d'être d'intelligence avec M. de La Chétardie pour lui faire perdre son poste. A ce sujet de haine s'en joignait un autre. L'an 1745, lorsqu'en automne le Roi entra en Saxe, avant que la bataille de Kesselsdorf se donnât, M. de Mardefeld eut ordre d'offrir quarante mille écus à M. de Bestusheff, pour que la Russie ne se mêlât point de cette guerre, et après la paix de Dresde, par une économie déplacée, ou soit par un effet d'inimitié personnelle, M. de Mardefeld se dispensa de payer cet argent au grand chancelier; ce qui fit que ce ministre comprit dans la haine qu'il avait pour M. de Mardefeld, tout ce qui avait le nom prussien. Pour se venger de ces offenses particulières, il engagea l'Impératrice à conclure une alliance avec les cours de Vienne et de Londres. Ce traité était avantageux à la Russie par deux raisons : premièrement, parce que l'union de la maison d'Autriche était convenable à la Russie, pour s'opposer conjointement aux entreprises de la Porte; et en second lieu, par les subsides anglais, qui depuis inondèrent Pétersbourg. Les choses étant ainsi disposées, il ne fut pas difficile à l'Impératrice-Reine de rompre toute correspondance entre la Prusse et la Russie; ni <20>les ménagements que le Roi gardait dans ces circonstances scabreuses, ni une conduite toujours mesurée qu'il tint vis-à-vis de la cour de Pétersbourg, ne purent empêcher que les choses n'en vinssent bientôt à un éclat.

Un homme d'une extraction obscure, revêtu du caractère de ministre de Russie, nommé Gross, fut l'instrument dont M. de Bestusheff se servit pour brouiller les deux cours. Ce ministre, chargé de saisir la première occasion pour en venir à un éclat, prit le premier prétexte qui se présenta pour remplir les intentions de sa cour. Le Roi donnait des fêtes à Charlottenbourg à l'occasion du mariage du prince Henri avec la princesse de liesse. Les ministres étrangers y parurent. Le fourrier de la cour eut ordre de les inviter tous à souper; il s'acquitta de sa commission, mais il ne put trouver le sieur Gross, qui était parti exprès une demi-heure avant les autres. Ce ministre déclara le lendemain qu'il ne paraîtrait plus à la cour, après l'affront fait à l'Impératrice en sa personne, et qu'il attendrait le retour de son courrier de Pétersbourg pour régler sa conduite ultérieure sur les ordres qu'il en recevrait. Ce courrier arriva; Gross partit sur-le-champ furtivement de Berlin,23-a escorté pendant qu'il traversait la ville par les secrétaires de légation autrichiens et anglais. L'évasion de ce ministre obligea le Roi à rappeler également le comte Finck de Pétersbourg, où il avait succédé à M. de Mardefeld.

Dès que les Autrichiens furent délivrés en Russie d'un ministre prussien qui les gênait, ils lâchèrent le frein à leur mauvaise volonté, et ils n'eurent point honte de débiter les mensonges et les calomnies les plus atroces, pour envenimer l'esprit de l'impéra<21>trice Élisabeth contre le Roi. Ils lui persuadèrent que ce prince avait tramé un complot contre sa vie, pour élever le prince Iwan sur le trône. L'Impératrice, qui était d'un caractère indolent et facile, les en crut sur leur parole, pour s'épargner la peine d'examiner la chose; et elle fit donner un philtre au prince Iwan, qui lui dérangea les organes du cerveau, et elle conçut pour le Roi une haine irréconciliable. La France n'avait dans ce temps aucun ministre à Pétersbourg; celui que la Suède y entretenait, était plus russe que suédois, et par conséquent peu propre à servir le Roi; de sorte qu'il n'y avait aucune voie pour parvenir à l'Impératrice, et pour la tirer de l'erreur où la jetaient le ministre d'Autriche et ses créatures. La cour de Vienne, satisfaite des sentiments de haine et d'animosité dont elle avait rempli la cour de Pétersbourg pour la Prusse, était trop habile pour pousser les choses plus loin; elle se contenta d'avoir disposé les esprits à la rupture, mais elle n'en voulut pas précipiter l'événement, pour achever ses arrangements intérieurs, et pour attendre qu'une occasion favorable lui permît de mettre au jour ses vastes projets. C'était ainsi que l'Impératrice-Reine agitait toute l'Europe par ses intrigues, et tramait une conspiration sourde contre la Prusse, que le premier événement important devait faire éclater.

Cependant les différends que la Suède avait avec la Russie pour les frontières de la Finlande, furent terminés à l'amiable; mais vers la fin de l'année 1756 il se fit dans ce royaume une espèce de révolution, dont nous ne saurions nous dispenser de parler en peu de mots, parce que ses suites influèrent dans les affaires générales de l'Europe. Voici ce qui y donna lieu. La cour s'était depuis longtemps brouillée avec les sénateurs du parti français, à cause d'une place de général-major vacante que le Roi destinait à M. de Lieven, et le sénat, à M. de Fersen; le sénat l'emporta. La cour, vivement piquée de cet affront, contraria depuis dans toutes les occasions le parti français. Les comtes de Bonde et de Horn, et le sieur de Wrangel, avec nombre de seigneurs des premières familles du royaume, attachés au parti de la cour, la flattèrent de lui procurer la supériorité à la diète en faisant élire un maréchal qui fût entièrement à sa dévotion. Cependant l'événement tourna d'une manière toute contraire, et <22>ce comte Fersen, ennemi de la cour, obtint cette charge par les intrigues et l'appui de la faction française. Dans cette diète, commencée le 17 octobre 1755, le sénat, fier de sa supériorité, présenta un mémoire aux états, pour décider la grande querelle qui était entre lui et le Roi touchant la distribution des charges. Comme les juges étaient à la disposition de l'ambassadeur de France, le sénat triompha; il abusa de sa victoire, et s'en servit pour diminuer cette ombre d'autorité dont le Roi avait joui jusqu'alors selon les lois du royaume. L'insolence de ces magistrats alla même jusqu'à dépouiller la Reine des joyaux de la couronne, et de ceux qui lui avaient été donnés; il s'en fallut peu qu'au mépris de la majesté souveraine ces sénateurs séditieux n'entreprissent de renverser le trône. Ces procédés outrageants firent de vives impressions sur la cour, et sur ceux qui lui étaient attachés, principalement sur l'esprit des comtes Bonde et Horn et du sieur de Wrangel. Ces seigneurs s'assemblèrent dans les premiers mouvements de leur indignation, et résolurent de changer par un coup hardi la forme de leur gouvernement. Le Roi n'eut pas assez d'ascendant pour leur faire tempérer le parti violent qu'ils avaient pris; leurs mesures furent concertées tumultuairement, et plus mal exécutées encore; et par un mélange de sentiments audacieux et de timidité, ils hésitèrent au moment de l'exécution. Une entreprise différée est d'ordinaire découverte : quelques amis faibles, auxquels ils s'étaient confiés, les trahirent. Le sénat prit des mesures vigoureuses, pour se mettre à l'abri de toute entreprise : le comte Bonde fut arrêté; le sieur de Wrangel et quelques autres seigneurs de ce parti eurent le bonheur de se sauver. Le nom du Roi se trouva impliqué dans la déposition des conjurés. Enfin, le comte Bonde et plusieurs personnes d'une naissance obscure périrent sur l'échafaud,26-a et le Roi fut entièrement dépouillé des prérogatives dont son prédécesseur et lui avaient joui selon la forme de gouvernement établie depuis la mort de Charles XII. Depuis ce temps, il n'y eut que M. d'Havrincourt, ambassadeur de France, qui fût véritablement roi de <23>Suède; il gouverna despotiquement cette nation, et l'engagea depuis dans la guerre d'Allemagne d'une manière irrégulière, et contraire aux constitutions du gouvernement; ce qui ne serait pas arrivé si le roi légitime avait conservé l'autorité dont il devait jouir selon les lois. Tout le service que le roi de Prusse put rendre à son beau-frère, fut de représenter à la cour de Versailles de faire changer de conduite au ministre arrogant qui mettait toute la Suède en subversion; mais la France aimait mieux voir M. d'Havrincourt à la tête de ce royaume, que celui qui en était le roi légitime.

L'année précédente il était survenu un autre démêlé, mais moins fâcheux, entre la Prusse et le Danemark : c'était au sujet d'un procès que la comtesse de Bentinck avait avec son mari. Cette femme, décriée par ses mœurs, avait cédé au comte de Bentinck une terre située sur la frontière de l'Ost-Frise, et depuis elle s'était repentie du contrat formel quelle en avait passé. Les juges ordonnèrent le séquestre : le Roi, en qualité de directeur du cercle de Westphalie, devait en être chargé; la cour de Vienne en donna la commission au roi de Danemark. Ce prince y envoya des troupes; les Prussiens les prévinrent; le roi de Danemark prit feu, et il aurait employé des menaces si sa modération ne l'avait retenu. Cependant cette affaire fut apaisée par la médiation de la France. Le roi de Danemark et tout le monde était content; mais la comtesse de Bentinck, qui aimait à chicaner, rompit l'accord qu'on lui avait moyenné; elle alla plaider à Vienne, d'où elle fut chassée depuis, pour avoir favorisé le dessein insensé du duc de Würtemberg, d'enlever l'archiduchesse Élisabeth. Cette dame retourna dans son comté; et comme elle ne trouva personne disposé à se mêler de son affaire, son procès demeura indécis.

Il semblait que, durant cette paix, un esprit de discorde se fût répandu en Europe, qui se plaisait à semer la division entre toutes les cours. Il survint au Roi des différends avec l'Angleterre, qui pensèrent le commettre avec cette couronne. Durant la dernière guerre, les pirates anglais avaient enlevé quelques vaisseaux appartenant à des marchands prussiens : les Anglais étaient juge et partie dans leur propre cause, de sorte que le tri<24>bunal de leur amirauté déclara ces vaisseaux de bonne prise. Le Roi, après avoir fait les représentations convenables à la cour de Londres, mit l'affaire en négociation. Les Anglais ne se relâchèrent point, et tinrent peu de compte de ce qu'on alléguait du droit sur l'illégalité de leurs procédés; enfin, après avoir inutilement épuisé toutes les voies de conciliation, il ne resta d'autre expédient, pour indemniser les sujets prussiens, que de mettre un séquestre sur la somme que le Roi devait aux Anglais, selon qu'il s'y était engagé par la paix de Breslau. C'était le remboursement d'une somme d'un million huit cent mille écus que la maison d'Autriche avait empruntés sur la Silésie pour soutenir la guerre contre la Porte en 1737 et 1738. Le dernier terme qui restait à acquitter, de trois cent mille écus, fut arrêté. Les Anglais en furent irrités; cela donna lieu à des déclarations assez vives de part et d'autre : le ministre d'Autriche qui siégeait à Londres, se donna de grands mouvements pour envenimer cette affaire, et peut-être aurait-elle eu des suites, si une querelle beaucoup plus grave entre la France et l'Angleterre au sujet du Canada n'y eût fait diversion.

Il n'y eut pas jusqu'au duc de Mecklenbourg qui, se reposant sur la protection de la cour impériale dont il jouissait, ne s'émancipât à chicaner le Roi. Il s'agissait des levées prussiennes dans le Mecklenbourg, dont les ancêtres du Roi, autorisés par d'anciens pactes de famille, avaient été en possession de temps immémorial. Le Duc s'y opposa, à l'instigation de la cour de Vienne; le Roi se fit justice à lui-même : on enleva quelques soldats mecklenbourgeois, et l'on arrêta quelques baillis qui s'étaient opposés aux enrôlements. Le Duc fit grand bruit; mais voyant que ses éclats n'aboutissaient à rien, il prit le parti de s'accommoder, et l'affaire fut terminée à l'amiable. Bientôt après, lorsque l'Impératrice-Reine vit la guerre sur le point de s'allumer entre l'Angleterre et la France, elle chercha un prétexte pour rompre avec la Prusse; pour cet effet, elle persuada au duc de Mecklenbourg de porter ses plaintes à la diète de Ratisbonne. La cour de Vienne s'efforçait à faire passer cette affaire pour une violation de la paix de Westphalie; elle voulut se servir de ce prétexte pour déclarer la guerre au Roi, et pour réclamer en même temps l'assistance <25>des puissances qui avaient garanti cette paix. Nous verrons dans la suite de cet ouvrage que, quoique ce prétexte manquât à la cour de Vienne, il ne lui fut pas difficile d'en trouver un autre. L'occasion qu'elle désirait avec impatience, ne tarda pas à se présenter, et elle la saisit avec empressement : quand les souverains veulent en venir à une rupture, ce n'est pas la matière du manifeste qui les arrête; ils prennent leur parti, ils font la guerre, et ils laissent à quelque jurisconsulte laborieux le soin de les justifier.

Si nous n'avons pas fait mention de la Hollande dans cet ouvrage, c'est que depuis la guerre de 1740, surtout depuis la mort du stadhouder, elle ne jouait aucun rôle en Europe. Il ne nous reste qu'à rapporter succinctement une calamité singulière dont le Portugal se ressentit, et qui faillit à bouleverser ce royaume. Un tremblement de terre se fit sentir, dont les secousses furent si violentes, qu'elles renversèrent la ville de Lisbonne; les maisons, les églises, les palais, tout fut bouleversé, englouti, ou dévoré par les flammes qui s'échappèrent des gouffres de la terre : il y périt entre quinze et vingt mille âmes; beaucoup d'autres villes et villages dans ce royaume furent ébranlés ou renversés. Ce tremblement de terre se fit sentir le long des côtes de l'Océan jusqu'aux frontières de la Hollande. On ne peut attribuer la cause de ce malheur qu'aux efforts d'un feu souterrain qui, resserré dans les entrailles de la terre, s'est creusé quelque canal, et a formé quelque gouffre sous le Portugal, d'où il tend à s'échapper et à se mettre en liberté; et peut-être qu'un jour la postérité verra naître un volcan à la place où Lisbonne a subsisté jusqu'à présent. Mais il sembla que ce n'en fût pas assez des fléaux du ciel qui affligèrent ce malheureux globe; peu après, la méchanceté des hommes arma leurs mains impies; ils se déchirèrent pour un vil amas de boue; la haine, l'obstination, la vengeance se portèrent aux derniers excès. Toute l'Europe nagea dans le sang, et le mal moral dont le genre humain fut la victime, surpassa de beaucoup le mal physique dont Lisbonne avait éprouvé la rigueur.


13-a Du Vieux-Jonc.

20-a Richard-François Talbot, comte de Tyrconnel, succéda au marquis de Valori, qui, avant de quitter son poste, le présenta au Roi comme son successeur, le 6 avril 1750. Il mourut à Berlin le 12 mars 1752.

21-a Frédéric-Guillaume Menzel.

23-a L'envoyé russe de Gross quitta Berlin dès la fin de l'année 1750, et le mariage du prince Henri n'eut lieu que le 25 juin 1752. Il n'est pas exact de dire qu'il est parti furtivement, car le Roi, dans une circulaire adressée aux autres ministres étrangers s'exprime ainsi : « M. de Gross est parti d'ici sans prendre congé. Il a seulement écrit un billet à M. de Podewils, pour lui demander des chevaux jusqu'à Memel. » Par suite de cet événement, M. Warendorff, chargé d'affaires de la cour de Prusse à Saint-Pétersbourg, demanda ses passe-ports, le 13 décembre 1750; il les reçut le 15, accompagnés d'une note dans laquelle étaient expliquées les raisons du départ de M. de Gross. Voyez Neuer Europäischer Staats-Secretarius, 1751, t. XXIII, p. 995-998.
     Le comte de Finckenstein, revenant de Russie, fut nommé second ministre de Cabinet, le 4 juin 1749. Voyez t. III, p. 17.

26-a Ce n'est pas le comte Bonde qui périt sur l'échafaud, mais le comte Éric Brahé, colonel de la garde à cheval, ainsi que le baron Horn et deux autres individus; tous quatre furent décapités à Stockholm le 23 juillet 1756.