<54>Russie, ces mouvements que le Roi faisait sur les frontières de la Norwége, la choquèrent encore davantage : elle craignait qu'un jeune prince aussi remuant, aussi inquiet et aussi étourdi que l'était le roi de Suède, n'entreprît avec la même légèreté de l'attaquer sur les frontières de l'Esthonie et de la Finlande. Ces deux provinces étaient alors dégarnies de troupes : les armées russes étaient dans la Bessarabie, dans la Crimée, et plus de cinquante mille hommes inondaient la Pologne. L'Impératrice jugea que dans ces circonstances, en faisant des conquêtes en Orient, et en subjuguant les Sarmates, elle ne devait pas négliger d'assurer ses anciennes possessions. Elle rappela, dans cette intention, vingt mille hommes de ses troupes qui étaient en Pologne, pour les employer à garnir et à défendre la Livonie et les provinces qu'elle croyait exposées aux insultes des Suédois; d'autre part, elle porta plus de facilités que par le passé pour reprendre avec les Turcs le congrès qui venait de se rompre.

Ce nouveau congrès s'ouvrit à Bucharest; le reis-effendi était le plénipotentiaire de la Porte, et le sieur Obreskoff, celui des Russes. Les deux ministres plénipotentiaires de la Prusse et de l'Autriche ne s'y trouvèrent point, parce que les Russes avaient été mécontents du sieur Thugut, qui avait assisté au premier congrès comme ministre de l'Impératrice-Reine. Les Russes commencèrent par renouveler leurs prétentions exorbitantes; ensuite ils se relâchèrent sur plusieurs articles : mais la cession des places de la Crimée, Kertsch et Jenikale, situées sur le détroit de Zabache, dont la possession ouvrait aux Russes le passage de la mer Noire, fut un obstacle invincible à la conclusion de la paix; le corps des ulémas, ou gens de la loi, déclara au Grand Seigneur qu'il ne consentirait jamais que, par cette cession, on mît la Russie en état d'équiper une flotte qui menacerait Constantinople même du plus imminent danger. La Russie déclara, de son côté, que la possession de ces deux places était une condition dont elle ne se départirait jamais. Sur cela, chacune des deux cours envoya son ultimatum à ses plénipotentiaires : les Russes offrirent de se relâcher sur ce qu'ils avaient demandé en argent, à condition que les Turcs consentissent au reste; et les Turcs offrirent vingt millions de roubles aux Russes, s'ils voulaient remettre les choses sur le pied où elles étaient avant le commencement de cette guerre. Après que les conditions eurent été refusées de la part des Turcs et de celle des Russes,a vers la fin du mois de mars, ce second congrès fut rompu comme le premier.

Deux raisons influèrent à rendre ce congrès infructueux : la première ne peut s'attribuer qu'aux conditions onéreuses, humiliantes et dures que Catherine voulait forcer Mustapha d'accepter; l'autre, aux intrigues de la France, qui, non contente d'employer les corruptions pour gagner les principaux vizirs et seigneurs de la Porte, relevait leur courage par l'espérance que le roi de Suède se préparait à porter la guerre en Finlande pour faire une diversion en leur faveur; et ils ajoutaient que la France armait actuellement à Toulon une nombreuse escadre, qu'on enverrait aux échelles du Levant pour s'établir en croisière dans l'Archipel. La cour de Versailles ne se borna point à ces petites intrigues : elle désapprouvait la conduite de l'Impératrice-Reine, qui, étant son alliée, s'était unie avec la Russie et la Prusse, et avait pris le parti des puissances que la France regardait être les ennemis de sa cause. Pour se venger des Autrichiens, on projeta à Versailles de conclure une quadruple alliance entre les cours de Versailles, de Madrid, de Turin et de Londres. On commença par mettre en jeu toutes sortes d'intrigues, afin d'indisposer l'Angleterre contre la Prusse et contre la Russie. Les émissaires français répandaient nombre de pamphlets; dans les uns, ils démontraient aux Anglais le tort considérable que souffrait leur commerce depuis que le roi de Prusse était en possession du port de Danzig; dans d'autres, ils exagéraient les pertes que le commerce d'Angleterre ferait, si les Russes obtenaient la libre navigation sur la mer


a Les mots de Turcs et de celle des Russes sont omis dans l'autographe.