<56>à la retraite champêtre de Cirey. Ces deux amis y jouissaient paisiblement de la portion du bonheur dont l'humanité est susceptible, quand la mort de la marquise du Châteletc mit fin à cette belle union : ce fut un coup assommant pour la sensibilité de M. de Voltaire, qui eut besoin de toute sa philosophie pour y résister.

Précisément dans le temps qu'il faisait usage de toutes ses forces pour apaiser sa douleur, il fut appelé à la cour de Prusse : le Roi, qui l'avait vu en l'année 1740, désirait de posséder ce génie aussi rare qu'éminent. Ce fut l'année 1752 qu'il vint à Berlin :d rien n'échappait à ses connaissances; sa conversation était aussi instructive qu'agréable, son imagination, aussi brillante que variée, son esprit, aussi prompt que présent; il suppléait par les grâces de la fiction à la stérilité des matières; en un mot, il faisait les délices de toutes les sociétés. Une malheureuse dispute qui s'éleva entre lui et M. de Maupertuis, brouilla ces deux savants qui étaient faits pour s'aimer et non pour se haïr, et la guerre qui survint en 1756, inspira à M. de Voltaire le désir de fixer son séjour en Suisse : il se rendit à Genève, à Lausanne; ensuite il fit l'acquisition des Délices, et enfin, il s'établit à Ferney. Son loisir se partageait entre l'étude et l'ouvrage : il lisait et composait; il occupait ainsi, par la fécondité de son génie, tous les libraires de ces cantons. La présence de M. de Voltaire, l'effervescence de son génie, la facilité de son travail persuada à tout son voisinage qu'il n'y avait qu'à le vouloir pour être bel esprit; ce fut comme une espèce de maladie épidémique dont les Suisses, qui passent, d'ailleurs, pour n'être pas des plus déliés, furent atteints; ils n'exprimaient plus les choses les plus communes que par antithèses ou en épigrammes. La ville de Genève fut le plus vivement atteinte de cette contagion : les bourgeois, qui se croyaient au moins des Lycurgues, étaient tous disposés à donner de nouvelles lois à leur patrie; mais aucun ne voulait obéir à celles qui subsistaient. Ces mouvements, causés par un zèle de liberté malentendu, don-


c Madame du Châtelet mourut le 10 septembre 1749.

d Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. Il s'en retourna en France le 26 mars 1753, à la suite de sa querelle avec le président de Maupertuis.