<59>continue et fluide de Racine : fort de ce double avantage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d'œuvre. Quelques censeurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu'une vieille Jocaste sentît renaître à la présence de Philoctète une passion presque éteinte : mais si l'on avait élagué le rôle de Philoctète, on n'aurait pas joui des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d'Œdipe. On jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le théâtre de Londres que sur celui de Paris, parce qu'en France, un père qui de sang-froid condamne son fils à la mort, est envisagé comme un barbare, et qu'en Angleterre, un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa patrie, est regardé comme un dieu. Sa Marianne et un nombre d'autres pièces signalèrent encore l'art et la fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques, peut-être trop sévères, reprochèrent à notre poëte que la contexture de ses tragédies n'approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celles de Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphigénie, Phèdre, Alhalie : vous croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux; au lieu qu'au spectacle de Zaïre, il faut vous faire illusion sur la vraisemblance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent. Ils ajoutent que le second acte est un hors-d'œuvre : vous êtes obligé d'endurer le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait où il est; qui parle de ses anciens faits d'armes comme un lieutenant-colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne. On ne sait pas trop comment il reconnaît ses enfants; pour rendre sa fille chrétienne, il lui raconte qu'elle est sur la montagne où Abraham sacrifia ou voulut sacrifier son fils Isaac au Seigneur; il l'engage à se faire baptiser, après que Châtillon atteste l'avoir baptisée lui-même, et c'est là le nœud de la pièce; après que Lusignan a rempli cet acte froid et languissant, il meurt d'apoplexie, sans que personne s'intéresse à son sort. Il semble, puisqu'il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu'on aurait pu substituer au baptême la communion. Mais quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de vue au cinquième acte : l'intérêt, la pitié, la terreur, que ce grand poëte a l'art d'exciter si supérieure-