<37>

ÉLOGE DU PRINCE HENRI DE PRUSSE.43-1



Messieurs,

Si l'affliction est permise à un homme raisonnable, c'est sans doute quand il partage avec sa patrie et un peuple nombreux la douleur d'une perte irréparable. Bien loin que l'objet de la philosophie soit d'étouffer la nature en nous, elle se borne à régler et modérer les écarts des passions; en munissant le cœur du sage d'assez de fermeté pour soutenir l'infortune avec grandeur d'âme, elle le blâmerait, si, dans un engourdissement stupide, il voyait d'un œil insensible les pertes et les désastres de ses concitoyens. Me serait-il donc permis de demeurer seul insensible au funeste événement qui trouble la sérénité de vos jours, à la vue du spectacle lugubre qui vient de vous frapper, à ce triomphe de la mort qui s'élève des trophées de nos dépouilles, et qui s'applaudit de s'être immolé nos plus illustres têtes? Non, messieurs, mon silence serait criminel; il me doit être permis de mêler ma voix à celle de tant de citoyens vertueux qui déplorent la destinée d'un jeune prince que les dieux n'ont fait que montrer à la terre. De quelque côté que je tourne mes regards, je n'aperçois que des fronts abattus, des visages sombres, l'empreinte de la douleur, des ruisseaux de larmes qui coulent des yeux; je n'entends que des soupirs et des regrets étouffés par des sanglots. Ceci me rap<38>pelle la famille royale éplorée, redemandant, mais hélas! en vain, le prince aimable qu'elle a perdu pour toujours.

La haute naissance qui approchait le prince Henri si près du trône, ne fut pas la cause d'une douleur si universelle : la grandeur, l'illustration, la puissance, n'inspirent que la crainte, une soumission forcée, et des respects aussi vains que l'idole qui les reçoit; l'idole tombe-t-elle, la considération finit, et la malignité la brise. Non, messieurs, ce n'était pas l'ouvrage de la fortune qu'on estimait dans le prince Henri, mais l'ouvrage de la nature, mais les talents de l'esprit, mais les qualités du cœur, mais le mérite de l'homme même. S'il n'avait eu qu'une âme vulgaire, peut-être, par bienséance, lui eût-on prodigué de froids regrets, démentis par l'indifférence publique; des éloges peinés, entendus avec ennui; de frivoles démonstrations de sensibilité, qui n'auraient pas abusé les plus stupides; et son nom aurait été condamné à un éternel oubli.

Hélas! que nous sommes éloignés de nous trouver dans ce cas! N'eût-il été qu'un particulier, le prince Henri aurait gagné les cœurs de tous ceux qui l'auraient approché. En effet, qui pouvait se refuser à son air affable, à son abord facile, à ce caractère de douceur qui ne le quittait jamais, à ce cœur tendre et compatissant, à ce génie plein de noblesse et d'élévation, à cette maturité de raison dans l'âge des égarements, à cet amour des sciences et de la vertu dans cette vive jeunesse où la plupart des hommes n'ont qu'un instinct de plaisir et de folie, enfin à cet assemblage admirable de talents et de vertus qui se rencontrent si rarement chez des particuliers, plus rarement encore parmi les personnes d'une haute naissance, parce que leur nombre est moins considérable?

Se trouverait-il dans cette assemblée quelque esprit assez méchant, assez satirique, censeur assez dur, assez impitoyable, qui, osant tourner en dérision le sujet respectable de notre juste douleur, trouvât à redire que nous entreprenions aujourd'hui l'éloge d'un enfant qui a passé avec rapidité, et qui n'a laissé aucune trace de son existence? Non, messieurs, j'ai une trop haute idée du caractère de cette nation, pour soupçonner qu'on y trouve des hommes féroces par insensibilité, et inhumains par esprit de <39>contradiction : on peut ignorer nos pertes, mais on ne peut les connaître qu'avec attendrissement. S'il se trouvait ailleurs de ces censeurs dédaigneux, que ne pourrions-nous pas leur répondre?

Se figurent-ils que tout un peuple se trompe, quand à la mort d'un jeune prince il donne les marques de la plus profonde douleur? Croient-ils qu'on gagne la faveur du public, et qu'on peut le mettre dans une espèce d'enthousiasme, sans mérite? Pensent-ils que le genre humain, si peu disposé à donner son suffrage, l'accorde légèrement, s'il n'y est forcé par la vertu? Qu'ils conviennent donc que cet enfant, qui n'a laissé aucune trace de son existence, méritait nos regrets, tant par ce que nous espérions de lui, que par le peu de princes qu'il nous restait à perdre. Justifions les larmes de la famille royale, les regrets des véritables citoyens attachés au gouvernement, et la consternation publique, à la nouvelle d'une perte aussi importante.

Qu'est-ce qui fait, messieurs, la force des États? Sont-ce des limites étendues, auxquelles il faut des défenseurs? Sont-ce des richesses accumulées par le commerce et l'industrie, qui ne deviennent utiles que par leur bon emploi? Sont-ce des peuples nombreux, qui se détruiraient eux-mêmes s'ils manquaient de conducteurs? Non, messieurs, ces objets sont des matériaux bruts, qui n'acquièrent de prix et de considération qu'autant que la sagesse et l'habileté savent les mettre en œuvre. La force des États consiste dans les grands hommes que la nature y fait naître à propos. Parcourez les annales du monde, vous verrez que les temps d'élévation et de splendeur des empires ont été ceux où des génies sublimes, des âmes vertueuses, des hommes doués d'un mérite éminent y ont brillé, en soutenant le poids du gouvernement par leurs efforts généreux. C'est ce sentiment confus qui rend le public sensible à la mort des hommes d'une naissance illustre, parce qu'il attendait d'eux des services importants. Comme on regrette plus la perte d'une tendre plante, prête à produire, et qu'un hiver rigoureux emporte, que celle d'un arbre antique dont la sève tarie a desséché les rameaux; de même, messieurs, le public est plus sensible aux espérances qu'on lui enlève lorsqu'il touche au moment d'en jouir, qu'à la perte de ceux dont la <40>caducité ne lui fait plus attendre les mêmes services qu'ils lui rendirent dans leur jeunesse.

Sur qui pouvions-nous jamais fonder de plus solides espérances que sur un prince dont les moindres actions nous découvraient un caractère admirable, et nous annonçaient de quoi il serait capable un jour? Hélas! nous voyions le germe des talents et des vertus s'accroître et prospérer dans un champ qui nous promettait de riches moissons.

Les personnes les plus éclairées, ceux qui ont le plus l'usage du monde, et qui en même temps ont le plus fouillé dans le cœur de l'homme, savent déchiffrer dans le fond du caractère les actions qu'on peut en attendre. Que ne trouvaient-ils pas dans le caractère de ce jeune prince? Une âme où la vertu était empreinte, un cœur plein de sentiments nobles, un esprit avide de s'instruire, un génie de la plus grande élévation, une raison mâle et prématurée. Voulez-vous des exemples de ce que la raison pouvait sur lui dans un âge aussi tendre? Rappelez-vous, messieurs, ces jours de troubles, marqués par tant de calamités, où l'Europe, dans une espèce de délire, s'était conjurée pour bouleverser cette monarchie; où nous pouvions compter le nombre de nos ennemis, et où il était difficile de discerner nos amis à des marques certaines. Dans ce temps, le prince de Prusse quitta Magdebourg, dont les boulevards servaient de dernier asile à la maison royale, pour accompagner le Roi dans la campagne de 1762. Le prince Henri, qui brûlait d'entrer dans la carrière où le prince son frère allait s'engager, conçut que non seulement sa jeunesse l'écartait des fatigues de la guerre, mais qu'encore le Roi son oncle ne pouvait, sans inconsidération, exposer à la fois à des dangers évidents toutes les espérances de l'État. Ces réflexions tournèrent toute son application à l'étude; il disait qu'il rendrait utiles tous les moments de son loisir qu'il ne pouvait consacrer à la gloire. Ses progrès répondirent à ses résolutions. Il ne traitait point l'étude comme cette jeunesse frivole et corrompue qui, par la crainte des maîtres, se hâte de remplir un devoir qui lui répugne, pour se livrer ensuite à l'oisiveté, ou bien à la licence et à la dépravation dont les exemples ne lui frayent que trop communément les chemins.

<41>Notre prince, plus éclairé, savait que lui-même, ainsi que tous les hommes, n'avait reçu en naissant que la capacité de s'instruire, qu'il fallait qu'il apprît ce qu'il ignorait, et remplît sa mémoire, ce magasin précieux, des connaissances dont il pourrait faire usage dans le cours de sa vie. Il était persuadé que les lumières acquises par l'étude rendent l'expérience prématurée, et qu'une théorie bien digérée conduit à une pratique facile. Voulez-vous savoir quel vaste champ de connaissances il avait embrassé? Depuis l'histoire ancienne jusqu'à la moderne, il avait tout lu; il s'était surtout appliqué à s'imprimer dans la mémoire les caractères des grands hommes, les événements principaux et frappants, et ce qui a le plus contribué à l'élévation ou bien à la décadence des empires; ce choix exquis et précieux, il se l'était rendu familier.

Point d'ouvrage militaire qui jouit de quelque réputation, qu'il n'ait étudié, et sur lequel il n'ait consulté le sentiment des personnes expérimentées. Voulez-vous des témoignages encore moins équivoques de l'ardeur qu'il témoignait de s'instruire à fond des choses? Apprenez donc, messieurs, qu'ayant parcouru les systèmes différents de fortification, et ne se sentant pas aussi avancé dans cette partie qu'il l'aurait désiré, durant six mois il prit des leçons du colonel Ricaud, sans y avoir été incité par personne, et à l'insu de ses parents mêmes. O jeune homme! quel exemple que le vôtre pour la jeunesse lâche et inappliquée qu'il faut contraindre à s'instruire! et que ne devait-on pas se promettre de vos heureuses dispositions! Voulez-vous des marques frappantes de la solidité de son esprit? Publions hardiment la vérité; osons dire devant cet auditoire illustre ce qui doit être au moins connu d'une partie de ceux qui le composent. Agé de dix-huit ans, le prince savait rendre compte des systèmes de Des Cartes, de Leibniz, de Malebranche et de Locke; non seulement sa mémoire avait retenu toutes ces matières abstraites, mais son jugement les avait toutes épurées. Il était étonné de trouver dans les recherches de ces grands hommes moins de vérités que de suppositions ingénieuses; et il était parvenu à penser, comme Aristote, que le doute est le commencement de la sagesse.

Un jugement droit, qui le conduisait dans toutes ses dé<42>marches, l'avait borné, dans l'étude de la géométrie, aux Éléments d'Euclide : il disait qu'il abandonnait la géométrie transcendante à des génies désœuvrés qui pouvaient la cultiver par luxe d'esprit. Sera-t-il croyable à la postérité que ce prince aimable, ayant à peine passé le seuil du sanctuaire des sciences, ait dû faire rougir tant de savants blanchis sous le harnois, qui, remplissant leur mémoire, n'ont jamais éclairé leur raison?

Un bon esprit apporte des dispositions à tout ce qu'il veut entreprendre : il est tel qu'un Protée, qui change sans peine de formes et paraît toujours réellement l'objet qu'il représente. Notre prince, qui était né avec ce don heureux, ne laissa point échapper la pratique de l'art militaire à la sphère de ses connaissances : il paraissait né pour tout ce qu'il faisait. Son émulation et son penchant se découvraient surtout dans ces courses annuelles où, se trouvant à la suite du Roi, il parcourait les provinces; il connaissait l'armée, et il en était connu; depuis les moindres détails jusqu'aux parties sublimes de cet art dangereux, rien n'échappait à son activité; avec cela, d'une humeur toujours égale, tempérant dans ses mœurs, adroit dans les exercices du corps, persévérant dans ses entreprises, infatigable dans ses travaux, et porté par préférence à tout ce qui peut être utile et honorable.

Tant de talents admirables que la nature avait accordés au prince Henri, ne formeraient cependant pas un éloge parfait, si les qualités du cœur, essentielles à tous les hommes, et surtout aux grands, ne s'y étaient jointes et n'eussent couronné l'œuvre.

Un plus vaste champ se présente à ma vue, et m'offre une riche moisson de vertus. Un enfant, dans l'âge où à peine l'âme commence à se développer, me fournit une foule d'exemples de perfections. Je n'avancerai rien, messieurs, qui ne soit soutenu par des preuves; et quel que fût mon attachement pour ce prince, il ne m'aveuglerait pas assez pour que je voulusse en imposer à des témoins. Mais qui me démentira, si je dis que le prince Henri, né avec un tempérament tout de feu, savait tempérer sa vivacité par sa sagesse? Ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher, savent qu'on pouvait hardiment épancher son cœur dans son sein, sans craindre qu'il trahît les secrets qu'on lui avait confiés. Son cœur <43>surtout était sa plus belle comme sa plus noble partie : doux pour ceux qui l'approchaient, compatissant pour les malheureux, tendre pour ceux qui souffraient, humain pour tout le monde, il semblait partager le sort des affligés, il étanchait les pleurs des infortunés, il répandait abondamment sa générosité sur les indigents, rien ne lui était trop précieux pour qu'il ne l'employât au soulagement de ceux qui étaient dans le besoin. Je vous en atteste, ô familles malheureuses qu'il secourut de tout son pouvoir, vous, pauvres honteux, qui trouviez en lui une ressource toujours assurée, vous, malheureux de toute espèce, qui avez perdu en lui un bienfaiteur, un père! Ces excellentes dispositions lui étaient si naturelles, il se faisait si peu d'effort pour les mettre au jour, qu'on voyait évidemment qu'elles partaient d'une source pure et inépuisable. Faut-il qu'un destin ennemi l'ait fait tarir sitôt! Oublierai-je ce peu de jours qu'il passa à son régiment? Vous, ses officiers, et vous, vaillants cuirassiers, glorieux de servir sous ses ordres, en est-il aucun de vous qui me démente, si je dis que vous n'avez appris à le connaître que par ses bienfaits, et que ce prince si jeune pouvait vous servir de guide et de modèle?

Vous savez, messieurs, que le désintéressement parfait est la source d'où découle toute vertu : c'est lui qui fait préférer une réputation honorable aux avantages de la richesse, l'amour de l'équité et de la justice aux désirs d'une cupidité effrénée, les intérêts du public et de l'État aux siens propres et à ceux de sa famille, le salut et la conservation de la patrie à sa conservation personnelle, à ses biens, à sa santé, à sa vie; qui, en un mot, élève l'homme au-dessus de l'homme, et le rend presque un citoyen des cieux. Ce sentiment noble et généreux de l'âme se remarquait dans toutes les actions de notre prince. Combien ne forma-t-il pas de vœux pour la fécondité du mariage du prince de Prusse son frère! Et quoiqu'il ne pût se déguiser que la stérilité de cette union le rapprocherait du trône, il marqua la joie la plus sincère en apprenant la délivrance de la princesse sa belle-sœur,50-a regrettant seulement que ce ne fût pas un prince qu'elle <44>eût mis au monde. Je ne serais pas embarrassé de vous citer encore de pareils traits, qui vous rempliraient d'amour et vous raviraient en admiration; toutefois souffrez, messieurs, que je m'arrête, et que je ne lève point le voile qui couvre aux yeux des profanes ce qui regarde l'intérieur de la maison royale.

Après tout ce que vous venez d'entendre du prince Henri, qui ne craindrait que l'extrême penchant qu'ont tous les hommes à s'approuver eux-mêmes, que cette complaisance avec laquelle ils relèvent leurs moindres actions, que cette flatteuse disposition qu'ils ont à s'applaudir, n'eût enflé le cœur d'un jeune homme d'une vanité toujours odieuse, quoiqu'elle n'eût pas été dépourvue de tout fondement? Quel écueil pour l'amour-propre que tant de talents, et même tant de vertus! Heureusement nous n'avons rien à appréhender pour lui : une raison supérieure le préserva de cet écueil dangereux. J'en appelle à la cour, à la ville, à l'armée, aux provinces, à vous-mêmes, messieurs : vous savez que sa belle âme était la seule qui ne fût pas satisfaite d'elle-même. Peu content des qualités qu'il possédait, il avait une plus haute idée de celles qu'il espérait d'acquérir; c'était le principe qui excitait son ardeur à se procurer les connaissances qui lui manquaient, afin d'approcher en tout genre aussi près de la perfection qu'il est permis à la fragilité humaine d'y atteindre. Mais si la vanité lui parut une faiblesse ridicule, il ne fut pas insensible aux attraits de la gloire. Quel homme vertueux l'a jamais dédaignée? C'est la dernière passion du sage; les plus austères philosophes même n'ont pu la déraciner. Avouons-le franchement, messieurs : le désir d'établir une réputation solide est le mobile le plus puissant, est le principal ressort de l'âme, est la source et le principe éternel qui pousse les hommes à la vertu, et qui produit ces actions par lesquelles ils s'immortalisent. Le prince Henri ne voulait pas devoir sa réputation à la lâche condescendance du vulgaire, méprisable adorateur des idoles de la fortune, qui les encense par bassesse, fussent-elles même sans mérite : il voulait une gloire inhérente à sa personne, et que l'envie ne pût rendre douteuse; point de réputation d'emprunt, mais un nom réel, soutenu par le fond d'un caractère invariable.

<45>Que ne présagions-nous pas de tant d'admirables qualités, accompagnées de tant de modestie! Avec quel plaisir ne composions-nous pas d'avance l'histoire de la vie que ce grand prince nous faisait attendre! Nous le vîmes entrer dans le monde : la carrière de la gloire s'entr'ouvrait pour lui; il nous parut comme un athlète préparé à rendre sa course célèbre; sa jeunesse florissante enflait nos espérances; d'avance nous jouissions de tout son mérite; mais nous ignorions, hélas! qu'un arrêt fatal de la destinée devait nous l'enlever sitôt.

Malheureux que je suis! dois-je renouveler votre douleur? faut-il rouvrir la source de vos larmes? et ma main sera-t-elle destinée à retourner le poignard dans la plaie de vos cœurs, qui saigne encore? En vain, messieurs, je m'étudierais à vous déguiser notre perte commune; elle n'est, hélas! que trop réelle. Faibles orateurs, que pouvez-vous pour calmer une douleur aussi vive? Mêlez plutôt vos larmes au torrent de celles qui se répandent. Vous le savez, malheureusement le prince Henri fut subitement saisi d'une maladie autant cruelle qu'affreuse. Ce prince, qui ignorait le sentiment de la crainte, n'appréhendait pas la petite vérole, malgré les ravages prodigieux qu'elle avait faits l'hiver précédent, et malgré l'horreur générale qu'en a presque tout le monde. Admirez son humanité : dès que les médecins lui eurent appris le mal dont il était atteint, il interdit son accès à tous ceux de ses domestiques qui n'avaient point eu la même maladie; un de ses valets de chambre qui était dans ce cas, n'osa le servir; il dit que si l'on voulait qu'il fût tranquille, on devait lui laisser courir ses propres risques, sans l'exposer à les communiquer à d'autres. Un des aides de camp du Roi qui n'avait point eu la petite vérole, s'offrit à le veiller; mais le prince ne voulut point qu'il s'exposât : en craignant de risquer la vie de ceux qui l'entouraient, il bravait ses propres dangers. Cette bonté, cette noblesse de sentiments, cette façon de penser généreuse, cette humanité, la première des vertus, le caractérisèrent jusqu'au trépas; il souffrit patiemment, il jeta sur la mort des regards intrépides, et s'y abandonna avec héroïsme.

Quel coup de foudre pour la maison royale que cette nouvelle autant désastreuse qu'inopinée! Hélas! nous nous flattions <46>tous, chacun tâchait à se faire illusion, nous écartions de nos esprits les images funestes dont l'impression douloureuse blessait la délicatesse de nos sentiments; ces hommes réduits, par leur art borné, à n'être que les témoins des maladies, nous entretenaient dans cette sécurité trompeuse, quand tout à coup les accents d'une voix lugubre vinrent tarir nos espérances et nous plonger dans la douleur la plus profonde.

Souvenez-vous, messieurs, de ce jour funeste où la renommée, qui divulgue tout, répandit subitement ces tristes paroles : Le prince Henri est mort!53-a Quelle consternation! que d'inutiles et sincères regrets! que de larmes répandues! Ce n'était point le sentiment feint d'une douleur affectée, mais l'affliction sincère d'un public éclairé, qui connaissait la grandeur de ses pertes. Les jeunes gens disaient : Comment est mort celui sur lequel nous avions fondé tant d'espérances! Les vieillards disaient : C'était à lui de vivre, à nous de mourir. Chacun croyait avoir perdu en lui un parent, un ami, un exemple, un bienfaiteur. Marcellus, enlevé dans la fleur de son printemps, fut moins regretté; Germanicus mourant coûta moins de larmes aux Romains; et la perte d'un jeune homme devint une calamité publique.

O pompe fatale! ta marche fut arrosée par des torrents de larmes, et tu ne parvins au tombeau qu'à travers les gémissements, les pleurs, les cris du peuple, et les symboles du désespoir qui t'environnaient!

Tel, messieurs, est le privilége de la vertu quand elle brille dans toute sa pureté : les hommes, quelque adonnés qu'ils soient eux-mêmes au vice, sont, pour leur propre avantage, contraints de l'aimer et forcés de lui rendre justice. Les suffrages sincères de toute une nation, le témoignage universel de l'estime publique, ces louanges du prince Henri après sa mort, et par conséquent à l'abri de toute flatterie, ne sont-elles pas dans le cas de ces acclamations générales où la voix de Dieu paraît se manifester par la voix de tout un peuple? Ne mesurons donc point la vie des hommes selon son plus ou moins d'étendue, mais selon l'usage <47>qu'ils ont fait du temps de leur existence.54-a O prince aimable! votre sagesse vous avait bien averti de cette vérité. Votre course fut bornée; mais vos jours furent remplis. Vous-même, non, vous ne regretteriez pas la courte durée du terme que la nature vous avait prescrit, si vous pouviez savoir combien vous avez été aimé, combien de cœurs vous étaient sincèrement attachés, et quelle confiance le public mettait en votre mérite. Une vie plus longue, que pouvait-elle vous procurer davantage?

Ah! messieurs, ces tristes réflexions, loin de calmer notre douleur, l'aggravent, en nous rappelant tous les avantages dont nous jouissions, et qui se sont soudainement évanouis; un instant fatal nous oblige à renoncer pour jamais à l'espérance de voir briller tant de vertus pour l'avantage de la patrie. Jour désastreux, qui nous privas de ce doux espoir! cruelle maladie, qui terminas de si beaux jours! sort impitoyable, qui ravis les délices du peuple, pourquoi nous laissas-tu la lumière, après la lui avoir ravie? .... Mais que dis-je? .... Où est-ce que ma douleur m'égare? .... Non, messieurs, supprimons des murmures aussi coupables qu'inutiles, respectons les arrêts des destinées, souvenons-nous que la condition d'hommes nous assujettit à la souffrance, que les lâches en sont abattus, et que les courageux la soutiennent avec fermeté. Ce prince si aimable et si aimé, s'il pouvait entendre nos tristes regrets et les accents plaintifs de tant de voix lamentables, n'approuverait pas ces témoignages lugubres de notre impuissante et stérile douleur; il penserait que si, dans la courte durée de sa vie, il na pu nous être utile selon ses excellentes intentions, nous devrions au moins retirer quelques instructions de sa mort.

O vous, jeunesse illustre qui ne respirez que pour la gloire et qui dévouez vos travaux aux armes, approchez de ce tombeau; rendez les derniers devoirs à ce prince, votre émule et votre exemple; contemplez ce qui nous reste de lui, un cadavre défiguré, des cendres, des ossements, de la poussière : destinée commune de ceux qu'a moissonnés la faux du trépas! Mais considérez en même temps ce qui lui survit, et qui ne périra jamais, le souvenir de ses belles qualités, l'exemple de sa vie, l'image de <48>ses vertus. Il me semble le voir qui, ranimant sa cendre éteinte, sort de ce sépulcre où reposent ses froides reliques, pour vous dire : « Votre vie est bornée, quelle qu'en soit la durée; un jour vous quitterez tous cette dépouille mortelle : profitez du temps par votre activité; voyez comme rapidement mes jours se sont évanouis. Si vous voulez que votre mémoire vous survive, souvenez-vous que ce sont les belles actions et les vertus seules qui peuvent garantir vos noms de la destruction des siècles et de l'oubli des temps. »

Et vous, vaillants défenseurs de l'État, dont les efforts incroyables le soutinrent contre les assauts de toute l'Europe; et vous, ministres, qui, dans vos différents emplois, vous occupez de la félicité publique; approchez aussi de ce tombeau; qu'un jeune homme regretté pour ses talents et ses rares vertus vous affermisse dans l'opinion où vous êtes, que ce ne sont ni les grands emplois, ni les vaines décorations, ni la naissance même, quelque illustre qu'elle soit, qui font estimer ceux qui sont à la tête des nations; mais que leur mérite, leur zèle, leurs travaux, leur attachement à la patrie seuls peuvent leur concilier les suffrages du public, des sages et de la postérité.

Pourrais-je, après vous avoir conduits à ce tombeau, m'empêcher d'en approcher moi-même? O prince! qui saviez combien vous m'étiez cher, combien votre personne m'était précieuse, si la voix des vivants peut se faire entendre des morts, prêtez attention à une voix qui ne vous fut pas inconnue; souffrez que ce fragile monument, le seul, hélas! que je puis ériger à votre mémoire, vous soit élevé; ne dédaignez pas les efforts d'un cœur qui vous était attaché, qui, sauvant des débris de votre naufrage ce qu'il peut, essaye de l'appendre au temple de l'immortalité. Hélas! était-ce à vous à m'apprendre avec quelle économie il faut faire usage du peu de jouis qui nous sont départis? était-ce de vous que je devais apprendre à braver les approches de la mort, moi que l'âge et les infirmités avertissent journellement que j'approche du terme qui bornera la course de ma vie? Votre admirable caractère ne s'effacera jamais de ma mémoire; l'image de vos vertus me sera sans cesse présente; vous vivrez toujours dans mon cœur; votre nom se mêlera dans tous nos entretiens; <49>et votre souvenir ne périra en moi qu'avec l'extinction de ce souffle de vie qui m'anime. J'entrevois déjà la fin de ma carrière, et le moment, cher prince, où l'Être des êtres réunira à jamais ma cendre à la vôtre.

La mort, messieurs, est la fin de tous les hommes : heureux ceux qui, en mourant, ont la consolation de savoir qu'ils méritent les larmes de ceux qui leur survivent!


43-1 Lu dans l'assemblée extraordinaire de l'Académie royale des sciences, le 30 décembre 1767.

50-a Le 7 mai 1767, la princesse Élisabeth (t. VI, p. 17 et 25) mit au monde la princesse Frédérique-Charlotte-Ulrique-Catherine, qui épousa le duc d'York le 29 septembre 1791.

53-a Le prince Henri mourut le 26 mai 1767, au village de Protzen, près de Ruppin, où il était tombé malade en se rendant de Kyritz à Potsdam avec son régiment. Voyez t. V, p. 83, et t. VI, p. 17.

54-a Voyez ci-dessus, p. 25.