AVANT-PROPOS DE L'EXTRAIT DU DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE.[Titelblatt]
<124><125>AVANT-PROPOS DE L'EXTRAIT DU DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE.
On offre au public cet Extrait du Dictionnaire de Bayle, et l'on se flatte qu'il sera favorablement accueilli. On s'est attaché surtout à rassembler les articles philosophiques de ce Dictionnaire, dans lesquels M. Bayle a supérieurement réussi, et l'on ose avancer, nonobstant les préjugés de l'école et l'amour-propre des auteurs de ce siècle, qu'il a surpassé par la force de sa dialectique tout ce qu'ont produit en ce genre les anciens et les modernes. Que l'on compare ses ouvrages avec ceux qui nous restent de Cicéron sur la Nature des dieux, et avec les Tusculanes : on trouvera, à la vérité, dans l'orateur romain le même fonds de scepticisme, plus d'éloquence, un style plus châtié et plus élégant; mais en revanche M. Bayle se distingue par un esprit géométrique, sans qu'il sût beaucoup de géométrie; il est plus serré, plus pressant dans ses raisonnements, il va droit au fait, et ne s'amuse point à escarmoucher, comme il arrive quelquefois à Cicéron dans les ouvrages que l'on vient de citer. Si nous comparons M. Bayle à ses contemporains, Des Cartes, Leibniz, quoique esprits créateurs, ou avec Malebranche, on le trouvera, nous osons le dire, supérieur à ces hommes célèbres, non pas pour avoir découvert des vérités nouvelles, mais pour ne s'être écarté jamais de la justesse et de l'exactitude du raisonnement, et pour avoir le mieux <126>développé les conséquences des principes. Il a eu la prudence de ne jamais donner dans l'esprit systématique comme les autres. Des Cartes et Malebranche, nés avec une imagination vive et forte, adoptaient quelquefois les fictions spécieuses de leur esprit comme autant de vérités : l'un créa un monde qui n'était point le nôtre; l'autre, s'égarant par trop de subtilités, confondait les créatures avec le Créateur, et faisait de l'homme un automate mû par la volonté suprême. Leibniz donna dans des écarts semblables, à moins qu'on ne veuille supposer qu'il inventa son système des monades et de l'harmonie préétablie en se jouant, et pour donner une matière à discuter et à débattre aux métaphysiciens. M. Bayle, avec un esprit aussi juste que sévère, a examiné tous les rêves des anciens et des modernes, et, comme le Bellérophon de la Fable, il a détruit la Chimère née du cerveau des philosophes. Il n'oubliait jamais ce sage précepte qu'Aristote inculquait à ses disciples : Le doute est le commencement de la sagesse. Il ne disait point, Je veux prouver telle chose, qu'elle soit vraie ou fausse; on le voit toujours suivre docilement le chemin où le guident l'analyse et la synthèse.
Ce Dictionnaire, ce monument précieux de notre siècle, s'est trouvé jusqu'à présent enseveli dans les grandes bibliothèques; son prix en avait interdit la possession aux gens de lettres et aux amateurs mal partagés des dons de la fortune : nous tirons cette médaille de son sanctuaire, pour en faire une monnaie courante. Un anonyme qui a publié, il y a quelques années, l'Esprit de Bayle, paraît avoir eu en vue le dessein que nous exécutons aujourd'hui, avec la différence qu'il n'a pas réuni tous les articles philosophiques, et qu'il en a fait entier quelques-uns d'historiques dans sa compilation. Dans le choix qu'on présente au public, on a exclu toutes les matières d'histoire, parce que M. Bayle s'est trompé sur quelques anecdotes et sur quelques faits, en les rapportant sur la foi de mauvais garants, et parce que ce n'est assurément pas dans les dictionnaires que l'on doit étudier l'histoire.
Le but principal qu'on se propose en publiant cet Extrait, c'est de rendre la dialectique admirable de M. Bayle plus commune. C'est le bréviaire du bon sens, c'est la lecture la plus utile que les <127><128>personnes de tout rang et de tout état puissent faire; car l'application la plus importante de l'homme est de se former le jugement. On en appelle à tous ceux qui ont quelque connaissance du monde : ils se seront souvent aperçus de la frivolité et de l'insuffisance des raisons qui ont servi de motifs aux actions les plus importantes.
On n'est pas assez idiot pour imaginer qu'il suffise d'avoir lu Bayle pour raisonner juste; on distingue, comme il le faut, les dons que la nature accorde ou refuse aux hommes, de ce que l'art y peut perfectionner. Mais n'est-ce pas un grand avantage que de fournir des secours aux bons esprits, d'arrêter la curiosité intempérante de la jeunesse, et d'humilier la présomption de ces esprits orgueilleux prêts à se livrer à l'envie d'imaginer des systèmes? Quel lecteur ne se dit pas en soi-même, en lisant la réfutation du système de Zénon ou d'Épicure : Quoi! les plus grands philosophes de l'antiquité, les sectes les plus nombreuses ont été sujettes à des erreurs! combien, à plus forte raison, dois-je être sujet à me tromper souvent! Quoi! un Bayle, qui a passé toute sa vie dans l'escrime de l'école, a raisonné avec tant de circonspection, de crainte de s'égarer! combien plus me convient-il de ne me point précipiter dans mes jugements! Comment, après avoir vu réfuter tant d'opinions humaines, ne se convaincrait-on pas qu'en métaphysique la vérité se trouve presque toujours bien au delà des limites de notre raison? Poussez votre coursier fougueux dans cette carrière, il se trouve arrêté par des abîmes impénétrables. Ces obstacles, en vous prouvant la faiblesse de votre esprit, vous inspireront une sage timidité; c'est le plus grand fruit qu'on doit se promettre de la lecture de cet ouvrage.
Mais pourquoi perdre son temps, dira-t-on, à la recherche de la vérité, si cette vérité se trouve hors de la portée de notre sphère? Je réponds à cette objection qu'il est digne d'un être pensant de faire au moins des efforts pour en approcher, et qu'en s'adonnant de bonne foi à cette étude, on y gagne à coup sûr de s'affranchir d'une infinité d'erreurs. Si votre champ n'a pas beaucoup de fruits, du moins ne portera-t-il pas des ronces, et deviendra-t-il plus propre à être bien cultivé; vous vous défierez davantage des subtilités des logiciens, vous prendrez insensiblement l'esprit de Bayle, et découvrant du premier coup d'œil ce qu'un argument a de défectueux, vous parcourrez avec moins de danger les routes ténébreuses de la métaphysique.
Sans doute qu'il se trouvera dans le public des personnes d'un sentiment contraire au nôtre, qui s'étonneront de la préférence que nous donnons aux ouvrages de Bayle sur tant de livres de logique dont nous sommes inondés. Il sera aisé de leur répondre que les principes des sciences ont en eux une certaine sécheresse qu'ils perdent lorsqu'ils sont mis en œuvre par les mains d'un maître habile; et puisque notre sujet nous mène sur cette matière, il ne sera peut-être pas hors de propos, pour la jeunesse, de lui faire remarquer les différents emplois que les orateurs et les philosophes font de la logique. Le but pour lequel ils travaillent est entièrement différent : l'orateur se contente des vraisemblances, le philosophe rejette tout, hors la vérité. Au barreau, l'orateur chargé de défendre sa partie emploie tout pour la sauver : il fait illusion à ses juges, il change jusqu'au nom des choses, les crimes ne sont que des faiblesses, et les fautes deviennent presque des vertus; il pallie, il colore les faces de la cause qui lui sont contraires; et si ces moyens ne lui suffisent pas, il a recours aux passions, et il emploie ce que l'éloquence a de plus fort pour les exciter. Quoique l'éloquence de la chaire s'occupe d'objets plus graves que celle du barreau, elle se conduit néanmoins par de semblables principes, et donne souvent à gémir aux bonnes âmes du choix peu judicieux des arguments qu'elle emploie, faute de jugement, sans doute, de la part de l'orateur, qui par là donne malheureusement beau jeu aux esprits contentieux et difficiles, qu'on ne satisfait ni par un raisonnement lâche ni par de pompeuses paroles. Ce clinquant, ces subtilités, ces raisonnements superficiels, rien de tout cela n'est admis dans l'argumentation austère et rigoureuse des bons philosophes : ils ne veulent convaincre que par l'évidence et la vérité, ils examinent un système d'un esprit équitable et impartial, ils en apportent les preuves sans les déguiser ou les affaiblir, ils épuisent toutes les raisons pour le défendre; après quoi ils font de tout aussi grands efforts pour le combattre. Ils résument enfin le nombre des probabilités favorables ou contraires; et comme en ces matières il est rare de <129>trouver une entière évidence, la crainte de prononcer un jugement téméraire tient leur esprit en suspens. Si l'homme est un animal raisonnable, comme l'école nous en assure, les philosophes doivent être plus hommes que les autres; aussi les a-t-on toujours considérés comme les précepteurs du genre humain; et leurs ouvrages, qui sont le catéchisme de la raison, ne sauraient assez se répandre pour l'avantage de l'humanité.