<193>laisser au peuple la faible consolation de connaître ses injustices; pour disculper ses cruautés, il faut que d'autres en soient coupables, et que d'autres en portent la peine. Il me semble voir un assassin qui, croyant abuser le public et se faire absoudre, jetterait aux flammes l'instrument de sa fureur. C'est à quoi se peuvent attendre les ministres indignes du crime des princes : quand même ils sont récompensés dans le besoin, ils servent tôt ou tard de victimes à leurs maîtres; ce qui est en même temps une belle leçon pour ceux qui se confient légèrement à des fourbes comme César Borgia, et pour ceux qui se livrent, sans réserve et sans égard à la vertu, au service de leurs souverains. Ainsi le crime porte toujours sa punition avec soi.
Borgia, poussant la prévoyance jusqu'après la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer. Le comte de Horn, exécuté en Grève, n'aurait pas dit mieux. Il en est des mauvaises actions comme d'une horde de cerfs : lorsqu'un d'eux a franchi les toiles, les autres le suivent tous. Qu'on se garde donc bien contre les premiers pas.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde de ce breuvage : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, la sagesse, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'auraient pas mieux dit pour leurs héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on admirerait sa subtilité, en méprisant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité la plus reculée, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur