<234>monde si méchant et si corrompu se ressent de même de la création de Machiavel.

Un honnête homme peut avoir l'esprit transcendant, il peut être circonspect et prudent, sans que cela déroge à sa candeur; sa prévoyance et sa pénétration suffisent pour lui faire connaître les desseins de ses ennemis, et sa sagesse féconde en expédients peut toujours lui faire éviter les piéges que leur malice lui tend.

Mais qu'est-ce que n'être pas tout à fait bon parmi des scélérats? Ce n'est autre chose qu'être scélérat soi-même. Un homme qui commence à n'être plus tout à fait bon finit, pour l'ordinaire, par être très-méchant, et il aura le sort du Danube, qui, en courant le inonde, n'en devient pas meilleur : il commence par être suisse, et il finit par être tartare.

On apprend, je l'avoue, des choses toutes nouvelles et toutes singulières dans Machiavel : j'étais assez stupide et assez grossier pour ignorer, jusqu'à la lecture du Prince politique, qu'il y avait des cas où il était permis à un honnête homme de devenir scélérat; j'avais ignoré dans ma simplicité que c'était aux Catilinas, aux Cartouches, aux Mir-Weisa à servir de modèles au monde, et je me persuadais, avec la plupart des personnes, que c'était à la vertu à donner l'exemple et au vice à le recevoir.

Faudra-t-il disputer, faudra-t-il argumenter pour démontrer les avantages de la vertu sur le vice, de la bienfaisance sur l'envie de nuire, et de la générosité sur la trahison? Je pense que tout homme raisonnable connaît assez ses intérêts pour sentir lequel est le plus profitable des deux, et pour abhorrer un homme qui ne met point cette question en doute, qui ne balance point, mais qui décide pour le crime.


a Mir-Weis assassina, en 1709, le prince de Candahar, souleva la milice, et s'empara du pouvoir suprême, qu'il conserva jusqu'à sa mort, arrivée en 1717.