<298>aussi légers, et les princes devraient être assez économes du sang de leurs peuples pour ne point prodiguer la vie de leurs soldats, en faisant un mauvais usage de leur valeur.
La guerre est si féconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les souverains ne sauraient assez réfléchir avant que de l'entreprendre. Je ne parle point de l'injustice et des violences qu'ils commettent envers leurs voisins, mais je me borne aux malheurs qui rejaillissent directement sur leurs sujets.
Je me persuade que si les rois et les monarques voyaient au vrai le tableau des misères populaires, ils n'y seraient point insensibles. Mais ils n'ont pas l'imagination assez vive pour se représenter au naturel les maux dont leur condition les met à l'abri. Il faudrait mettre sous les yeux d'un souverain que le feu de son ambition pousse à la guerre toutes les funestes suites qu'elle a pour ses sujets : ces impôts qui accablent les peuples, ces levées qui emportent toute la jeunesse du pays, ces maladies contagieuses des armées, où périssent tant d'hommes de misère, ces siéges meurtriers, ces batailles plus cruelles encore, ces blessés que la perte de quelques membres prive des uniques instruments de leur subsistance, et ces orphelins à qui le fer ennemi a ravi ceux qui affrontaient les dangers et vendaient au prince leur sang, leurs aliments et leur nourriture; tant d'hommes utiles à l'État moissonnés avant le temps! Il n'y eut jamais de tyran qui, de sang-froid, commît de pareilles cruautés. Les princes qui font des guerres injustes sont plus cruels qu'eux. Ils sacrifient à l'impétuosité de leurs passions le bonheur, la santé et la vie d'une infinité d'hommes que leur devoir serait de protéger et de rendre heureux, au lieu de les exposer aussi légèrement à tout ce que l'humanité a de plus à redouter. Il est donc certain que les arbitres du monde ne sauraient être assez prudents et circonspects dans leurs démarches, et qu'ils ne sauraient être assez avares de la vie de leurs sujets, qu'ils ne doivent point regarder comme leurs esclaves, mais comme leurs égaux, et à quelque égard comme leurs maîtres.a
Je prie les souverains, en finissant cet ouvrage, de ne point
a Voyez ci-dessus, p. 72 et 190.